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faiblesse et petitesse… Avec leur mesquine conception de la famille et de la propriété, ceux qui liquidèrent si tristement la banqueroute de la révolution, dans les dernières années du XVIIIe siècle, préparèrent un monde de pygmées et de révoltés[1].


Quand il écrivait ce réquisitoire sévère jusqu’à l’injustice, trop pessimiste à mon sens, mais si fortement motivé, M. Renan se doutait-il qu’il était lui-même la plus significative expression et le meilleur propagateur de ce régime individualiste dont il déplorait l’incohérence ? Il l’était par sa doctrine, qui fait des points de croyance et de la conception du devoir une affaire purement individuelle ; il l’était par l’abus du criticisme, qui achève de désagréger les derniers organismes encore existans ; il l’était par cet effroi de tout pouvoir spirituel, de tout dogme établi, qui lui faisait dire : « Nous craindrions de trop fortes unions, car elles nuiraient à la liberté… Pour nous, la division est la condition de la liberté[2]. » Et ailleurs : « L’unité de croyance, c’est-à-dire le fanatisme, ne renaîtrait dans le monde qu’avec l’ignorance et la crédulité des anciens jours. Mieux vaut un peuple immoral qu’un peuple fanatique ; car les masses immorales ne sont pas gênantes, tandis que les masses fanatiques abêtissent le monde, et un monde condamné à la bêtise n’a plus de raison pour que je m’y intéresse : j’aime autant le voir mourir. Supposons les orangers atteints d’une maladie dont on ne puisse les guérir qu’en les empêchant de produire des oranges. Cela ne vaudrait pas la peine, puisque l’oranger qui ne produit pas d’oranges n’est plus bon à rien[3]. » — Ne faudrait-il pas renverser le raisonnement, et dire plutôt que le paradoxal médecin guérissait les orangers en les empêchant de porter des oranges ? Ne le reconnaît-il pas, quelques pages plus loin ? « Il est possible que la ruine des croyances idéalistes soit destinée à suivre la ruine des croyances surnaturelles, et qu’un abaissement réel du moral de l’humanité date du jour où elle a vu la réalité des choses. À force de chimères, on avait réussi à obtenir du bon gorille un effort moral surprenant ; ôtées les chimères, une partie de l’énergie factice qu’elles éveillaient disparaîtra[4]. » Ce sera un des étonnemens de l’avenir que le mouvement d’idées suscité ou représenté par M. Renan ait pu coïncider avec l’établissement du suffrage universel ; et qu’on ait vu dominer au sein d’une démocratie la forme de génie particulière à cet aristocrate

  1. Questions contemporaines, préface, p. III.
  2. Questions contemporaines, l’Avenir religieux des sociétés modernes, p. 352.
  3. L’Avenir de la science, préface, p. X.
  4. Ibid., p. XVIII.