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vaux. C’était Lassen, son maître dans l’étude de l’Inde, avec lequel il était déjà lié d’une ancienne affection, un excellent homme, d'une science merveilleuse et d’une grande simplicité. Puis il saute à Windischmann, un jeune savant qui allait partir pour Rome, et se destinait à devenir cardinal : « C’est un catholique, homme de beaucoup d’esprit, plein d’instruction, de dehors aimables, aimant les plaisirs et les femmes avec passion, en un mot fait pour devenir un prêtre italien ; un brun à l’œil vif, qui contraste singulièrement au milieu des têtes blondes de l'Allemagne. » Comme on le voit, cette admiration n’ôte rien à la vivacité de ses jugemens. Sa visite à Schlegel est très amusante, Schlegel, le grand homme, qui dit de lui : « Ma gloire est européenne. » Toute sa valetaille crie à tue-tête : Herr Baron, de sorte que Schlegel est obligé de les faire taire, en frappant par terre avec sa canne, et en disant : « Ne criez donc pas si fort, marauds, vous ne savez pas que vous êtes devant un Français, et qu'en France on parle bas. »

Si l’Allemagne provoquait l’admiration d'Eugène Burnouf, sa personne n'y excitait pas un moindre étonnement. On était surpris de trouver tant de science dans un homme si jeune encore, aux traits fins, à la démarche singulièrement distinguée, et dont la conversation était pleine d'esprit et d’élévation. On le regardait avec curiosité : « Toutes les petites filles se précipitent aux portes, aux lucarnes, aux coins des escaliers ; on entend des bruits de portes qui s’entr’ouvrent, et on voit des yeux qui vous regardent. C’est comme une maison de fées , » Lui-même s’amusait de cette surprise : « Ces braves gens, dit-il, estiment singulièrement la culture de l'esprit, et quand ils la rencontrent dans des Français, dont ils aiment déjà la vivacité, mais qu’ils trouvent légers, ils tombent dans un étonnement tout à fait récréatif pour le spectateur. » Son jugement, même sur les femmes, devenait moins sévère ; au premier abord elles lui paraissent lourdes, peu jolies, aucune tournure, des jambes, des pieds d’hommes, et toutes des nez en pied de marmite, surtout une qui, sans cela, eût été fort gracieuse. Puis il s’adoucit : « J’ai trouvé les femmes bien mieux, une peau d'une blancheur éblouissante ; un teint un peu pâle, elles portent beaucoup de rose, ce qui leur va bien ; de beaux cheveux blonds… » Et il finit par dire : « Je crois que si j’avais pu être introduit dans la société allemande et voir ces gens-là de plus près, j'y aurais eu quelque plaisir. » Mais, avec cela, il reste, suivant le mot de Victor Hugo qu’il fait sien : « fidèle à ceux qui m’ont, » et il garde dans le cœur le son de cette belle et délicieuse langue française, la langue des gens d’esprit, des braves soldats et des jolies femmes.