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lui faire supporter son séjour à Londres. Il était iatigué de ce bruit qui l’entourait, fatigué de son travail. L’ennui est la note qui domine dans ses lettres : « J’en ai assez et même trop de cette besogne assommante, poursuivie sans distraction d’aucune sorte. »

Sa santé, d’ailleurs, se ressentait de ce travail ininterrompu et de cette vie errante, ainsi que d’une nourriture à laquelle il ne pouvait s’habituer, une collection de viandes et de légumes cuits dans l’eau, sans la moindre trace d’assaisonnement, ce qu’il appelle quelque part « les misérables choux-fleurs de sa cordonnière. » Une esquinancie, qui le retient en chambre, oblige sa femme à faire ses préparatifs pour venir le rejoindre, et cette perspective est comme un rayon de soleil, au milieu de l’ennui du travail et des brouillards qui l’enveloppent : « Il fait un temps épouvantable, un temps dont on n’a pas d’idée si on ne l’a pas vu. Nous avons à Paris des jours affreux ; tout ce que tu peux y ajouter par l’imagination n’est rien en comparaison d’un vilain temps fondant, à l’improviste, sur cette grande ville noire et terne. Tu n’as pas idée du spectacle déplorable et repoussant que présentent ces grandes routes qu’on appelle rues , non pavées , et couvertes exactement partout de quelques pouces d’une boue claire que les voitures de toute espèce, qui courent au grand galop, font voler en pluie épaisse sur les passans qui sont trop près de la chaussée. » Et puis, c’est le grand et assommant repos du dimanche, jour essentiellement anglais, c’est-à-dire ennuyeux ; et la banalité, toute de convention, des banquets et des toasts officiels, les phrases gluantes et vides de la parlerie anglaise, les gentlemen, allow me now, etc., tout un charlatanisme qui lui est intolérable. Il voit tout en noir ; les efforts même des Anglais pour se mettre à notre portée et parler la langue de leurs hôtes ne trouvent pas grâce à ses yeux : « Il n’y a que leur propreté que je leur envie : le reste est raideur, pédantisme et ennui… Voilà les Anglais, même les meilleurs, toujours l’utile, et seulement pour eux ! »

Je crois qu’Eugène Burnouf a eu le spleen, un spleen compliqué de ce découragement qui saisit parfois le nageur, lorsqu’il lutte contre les vagues et le courant, sans voir se rapprocher la rive. Il s’y joignait aussi le regret de la patrie absente, qui exaspérait son patriotisme : « Passe pour être anglomane à Paris, afin de pousser la paresse française dans la voie que les Anglais ont suivie à leur grand avantage ; ici je suis Français. Tant pis pour les préjugés stupides et mesquins que mon langage peut blesser ! »

On peut regretter qu’il n’ait pas été dans les mêmes dispositions quand, au début de son voyage en Allemagne, il traversait l’Alsace. J’ai quelque peine à lui pardonner la façon dont il juge