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personne une importance exagérée. Nul ne l’a possédé à un plus haut degré qu’Eugène Burnouf. Tous ses travaux sont empreints de cette haute impersonnalité qui est la marque souveraine de la science. Joignez à cela le désintéressement le plus absolu et une rare noblesse de caractère, et vous aurez l’explication de la considération dont il jouissait auprès de ses contemporains.

À mesure qu’on avance, cette impression se dégage plus nettement de sa correspondance. Il exerce une action de plus en plus grande sur la direction des études asiatiques. On s’adresse à lui de tous côtés, et il emploie son crédit au profit des autres, de la façon la plus large et la plus exempte de parti-pris national. On le voit, du fond de Châtillon, correspondre avec M. Guizot, pour faire accorder une subvention à Prinsep, qui venait de découvrir et de déchiffrer ces fameuses inscriptions d’Açoka, auxquelles nous devons la connaissance de l’ancien alphabet indien ; puis, une fois en possession de précieux documens que Prinsep lui avait envoyés, il n’a rien de plus pressé que de les livrer au monde savant, en les insérant textuellement au Journal asiatique : « Il me semble que cette belle liste des écritures brahmaniques appartient à l’Europe entière. » C’est une marché triomphale à laquelle ne manque pas le memento mori.

La fin de la vie d’Eugène Burnouf a été en efîet attristée par les deuils et la maladie. Le deuil le plus cruel qui l’ait atteint est la mort de son père, survenue le 8 mai 1844. Pour comprendre la grandeur de cette perte, il faut lire la correspondance, pleine d’une confiance respectueuse, qu’Eugène Burnouf a entretenue pendant de longues années avec son père. M. Barthélémy Saint-Hilaire[1] nous a tracé un tableau touchant des rapports de ces deux hommes, si bien faits pour se comprendre, et qui met bien en relief les rares qualités du père et l’action décisive qu’il a exercée sur la carrière de son fils et sur le développement de son génie. Jean-Louis Burnouf, qui a rendu, par ses deux grammaires, de signalés services à l’étude du grec et du latin, avait l’esprit ouvert du côté de l’Orient. Déjà professeur au Collège de France, il s’était mis à apprendre le sanscrit, et c’est lui qui avait initié son fils à ces études et l’avait lancé dans la voie où il devait aller si avant. Il lui avait en outre enseigné la méthode et la conscience scrupuleuse qu’il avait lui-même mises en pratique dans une longue vie toute consacrée au devoir. Eugène Burnouf aimait à lui rapporter le mérite de ses découvertes, faites par ses conseils et sous ses yeux ; mais ce qu’il aimait le plus à relever, c’était la bonté et le désin-

  1. Eugène Burnouf, ses travaux et sa correspondance, 1 vol. in-8o. Paris, 1891.