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À TRAVERS LA MACÉDOINE SLAVE.

ces champs muets. De grands roseaux et des marais font au lac des rives inabordables. Deux rivières embrumées se traînent dans les herbes… Là-bas, à la frontière de France, c’est aujourd’hui l’un de ces joyeux dimanches d’août, où l’on célèbre la fête annuelle des montagnes. Sur la Dole, on est venu de tous côtés pour le lever du jour… Abeddin a fini sa prière et Kostas prétend que nous sommes encore en Albanie…


Dès les premiers pas de la descente, nous nous sentons en pays nouveau. Les horizons ouverts et tourmentés de l’Albanie, les fleuves violons et remueurs du sol, les couloirs et les plaines éventrées font place à de tranquilles vallons où dorment des eaux silencieuses. La route descend une heure en longue pente, entre deux lignes d’arbres. La vue du lac et de la plaine nous est cachée par une forêt que nous longeons. Au milieu des hêtres, des clématites et des houx, le regard s’arrête à quelques mètres, au prochain tournant de la route, à la pierre humide couverte de mousses et de cyclamens en fleur, à l’arbre mort étouffé par le lierre, au grand chêne isolé dans la clairière rase.

Et c’est fini des Albanais ! Adieu les amusantes silhouettes des grands diables osseux, au maigre et fier profil, nez d’aigle, joues creuses, moustaches de mousquetaire, qui s’en allaient balançant leur buste alerte, leur collerette noire et leur grand fusil sur leurs hautes jambes d’échassiers ! Nous croisons des Slaves courts, lourds, aux larges laces pleines, enfouis sous leurs vêtemens poilus et leur grosse toque de fourrure. Jambes et pieds perdus dans des bottes en cuir mou, ils s’en vont à la charrue ou à la corvée, animaux de labour à la démarche lente, et boueux. L’Albanais avait la saleté plus gentilhomme.

Les hommes marchent à la tête de leurs bœufs ou fument accroupis dans leur chariot, — une caisse de bois montée sur un essieu de bois et des roues de bois pleines, qu’ils appellent araba et que traîne une paire de petits bœufs noirs. La femme suit en piquant l’attelage. Par derrière, ces femmes ne sont qu’une boule noire, engoncées du cou aux pieds dans leur saia (cape de feutre rigide). Par-devant, cette cape ouverte laisse voir des dessous en grosse toile raide, la cochoula, chemise ou jupe tombant jusqu’aux chevilles, plaquée, au bas, d’une haute bande de tapisserie compacte, où dominent le noir, le vert et l’orangé. Toutes ces femmes sont énormes de la taille. Notre premier mouvement fut d’admiration pour une race si féconde, et le second, de colère contre ces hommes nonchalans qui laissaient travailler et marcher des femmes en pareil état. Mais bientôt nous avons reconnu un caprice de la mode. Les femmes se cerclent le ventre d’une épaisse ceinture de toile, la lesca, dont les deux bouts