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II. — OKHRIDA.

Arriverons-nous à Okhrida assez tôt pour entendre les salves, respirer l’encens, recevoir la pluie de fleurs et voir les mitres d’or luire au milieu des cierges ? Pas une brume sur la plaine. Les perspectives sont nettes et les horizons lointains, comme aux rivages clairs de l’Attique. Mais, du lac, se lève une brise fraîche qui tempère la chaleur de cette journée d’août.

Le bassin fermé d’Okhrida ressemble par sa structure aux vallées de Domousova et du Skumbi supérieur : c’est un plan tout horizontal, entouré de montagnes à l’est, au nord et à l’ouest, le côté méridional n’étant fermé que d’ondulations fuyantes. Mais ici le plan est long de 30 ou 40 kilomètres sur 15 ou 25 de large. Les eaux bleues, limpides, transparentes, d’un grand lac en occupent les trois quarts. Dans l’autre quart à peine sec, s’étend une verte nappe de hautes herbes, de joncs et de cultures. Les montagnes qui l’enserrent, boisées à l’ouest, complètement nues à l’est et au nord, sont coupées dans leur façade septentrionale d’une étroite fente par où le Drin emmène le trop -plein du lac. Rien ne marque à l’œil le cours du fleuve qu’une traînée de vert plus humide et plus éclatant.

La distance entre Strouga et Okhrida est de deux heures (12 à 15 kilomètres), et la route, une chaussée de terre entre deux fossés de roseaux et d’eaux corrompues. On travaille encore à la route. Mais ce sont ici des Albanais^ que l’on a amenés de force, et que des gendarmes surveillent. La moitié des ouvriers fument à l’ombre, sous des claies de roseaux. Les autres, près d’un feu, rôtissent un agneau, qu’ils ont dû voler la nuit dernière, ou des oies et des canards sauvages, qu’ils ont tués sur le lac. Les pelles et les brouettes sont entassées. Les gendarmes et les piqueurs ont renoncé à faire travailler ces enfans terribles, se sont mêlés aux fumeurs et aux mangeurs. La plus douce familiarité unit maintenant ces gardiens sans morgue et ces prisonniers sans rancune : « Tiens, frère, prends ce mézé ; » un Albanais tend au tchaouch (sergent) le foie du mouton, — un morceau d’honneur : tout ce monde est heureux. Le préfet a décidé qu’ils resteraient là tant qu’ils n’auraient pas fini la route : « À ta santé, frère ! » Le jour, on mange, on dort, on fume. La nuit, dans les villages voisins, les hommes ne sont plus armés, les femmes sont jolies, et les étables mal closes… Ils resteront tant que le préfet voudra, et plus longtemps peut-être ! Les gendarmes, qui les ont amenés de force, devront les remmener de force le jour où, fatigués de ce voisinage, les paysans supplieront le préfet de les débarrasser, offriront de l’argent, et s’engageront à terminer la route eux-mêmes.