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À TRAVERS LA MACÉDOINE SLAVE.

Dans l’Archipel, en Macédoine, sur l’Adriatique et jusqu’au fond de l’Asie-Mineure, cet air m’a si longtemps persécuté que mes oreilles habituées l’ont retenu. Et mes souvenirs y rattachent aujourd’hui tant de l’entes journées à la rame à travers les rochers des Cyclades et tant de clairs matins dans les monts de Lycie, qu’il a pour moi la douceur de tous ces regrets.

Le dernier soir, — c’était un vendredi, jour consacré des musulmans, — tous les feux se réunirent en un bûcher, et tous les groupes en un grand cercle. On venait de tous les khanis voisins, de toute la ville. Une foule respectueuse, accroupie qui sur sa natte et qui dans le fumier, débordait jusque dans la rue. Suleyman le meddah (conteur), l’illustre chaïr (poète) Suleyman devait chanter.

La Turquie possède encore de ces poètes errans, allant de bazars en bazars, de khanis en khanis, tantôt chantant de vieux airs populaires, sur une longue guitare à trois cordes et tantôt improvisant en prose ou en vers des contes, de petites scènes dialoguées, des apologues et des chansons. Leur musique est insaisissable à nos oreilles : pas une note précise, des sons filés sur un rythme qui part et finit brusquement, à pic. Dans leurs vers, il est encore plus difficile de comprendre ce qu’ils entassent entre le mot initial toujours le même et la rime : « Mais c’est très beau ! » disait Abeddin. Le morceau de bravoure de Suleyman était une chanson amoureuse que, sans fatigue pour lui ni pour son auditoire, il répéta quelques heures en ajoutant toujours de nouveaux couplets :

« — J’ai dit aux belles filles : Pourquoi ces lèvres alanguies ?

Elles m’ont dit : Douleurs d’amour. »

J’ai dit, elles m’ont dit, tous les vers commençaient par ces mots : didim, didi, qui résonnent en turc comme une corde de guitare brusquement pincée :

« — J’ai dit aux belles filles : Quelle dure vie !

Elles m’ont dit : Non pour toi qui ne sais les artifices des mauvais. »

Suleyman connaît de beaux poèmes, surtout il a une belle voix : les raffinés de l’auditoire sont unanimes. Le front plissé, les yeux clos, Suleyman chasse de ses narines une voix de tête, hachée, chevrotante, aiguë, tombant soudain aux plus basses notes de poitrine et coupée de hoquets. « La belle voix ! » dit Abeddin, un peu jaloux.

Mais Suleyman est bien plus un meddah (conteur) qu’un chaïr (poète). Il improvise, et une tempête de rires ébranle le Khani. Il imite tous les patois, tous les accens, tous les gestes de tous les peuples ottomans, européens ou asiatiques, le Turc de Mentesché, le Turc de Kastamouni, l’Arménien, l’Albanais, le Grec, le Persan,