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Le tarif ministériel fut profondément remanié par la chambre et par le sénat. Ce travail dura deux années ; il fut poursuivi avec fougue, chaque remaniement élevant d’un degré de plus l’intensité de la protection. Les traités allaient être dénoncés ; rien ne devant les remplacer, sinon des arrangemens temporaires que chacune des parties résignerait à son gré en tout temps, on imagina la combinaison du double tarif, un niveau maximum de droits et un minimum, les conditions que l’on appliquerait aux marchandises des nations avec lesquelles on n’aurait aucune espèce d’accord, et celles que l’on concéderait aux produits des pays qui nous honoreraient d’une faveur analogue. On aurait d’un côté un tarif de guerre, et de l’autre un tarif, non de paix, mais de trêve, une sorte de convenio provisoire, devant durer peu ou longtemps selon l’occurrence. D’ailleurs plus de négociations sur tel ou tel point de détail, plus de marchandage : la diplomatie commerciale transformée en sinécure. On dirait aux puissances : tout ou rien ; notre tarif minimum en bloc, contre votre tarif le plus réduit, ou bien le relèvement des anciennes barrières, la fin du commerce. Le système concordait assez bien avec l’esprit général qui anime les grandes conceptions économiques et sociales du jour, syndicats, privilèges spéciaux, réglementation à outrance, retour aux maîtrises et jurandes, socialisme d’État.

Pendant la préparation du tarif, les aspirans à la protection ont surgi de tous côtés ; on voulait tout imposer ou tout surimposer ; en fait, on a taxé à peu près tout ce qui se boit et se mange, non content d’assurer la cherté des denrées qui, après l’alimentation, sont nécessaires ou simplement utiles ou agréables pour la vie. On a frappé le pain, la viande, le vin, les trois alimens essentiels d’un peuple qui a désappris déjà d’être prolifique. Et les matières premières ? À quels tournois d’éloquence, à quels conflits d’intérêts elles ont donné lieu ! On se souviendra des séances consacrées aux graines oléagineuses. D’un côté l’intérêt général, tout seul, de l’autre les intérêts particuliers, une légion, ou plutôt, parfois, une meute. Naturellement l’intérêt général, celui des consommateurs qui sont la masse, était le plus souvent battu. Puis, où commencent, où finissent les matières premières ? On voit bien que les peaux, les laines, les soies, sont matières premières par rapport aux cuirs et aux filés, mais les cuirs et les filés ne le sont-ils pas à leur tour par rapport aux chaussures et aux tissus ? d’autre part, peut-on bien considérer comme matières premières, devant échapper à la taxation, ces mêmes peaux, laines et soies, puisqu’elles dérivent des bœufs, des moutons, des cocons et des vers qui constituent la vraie matière première ?

Constatons que le bon sens a eu souvent raison des chinoiseries,