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ses souvenirs ou ses pensées, comme on converse dans l’habitude de la vie. De là vient la forme presque parlée des deux ouvrages qui nous sont parvenus ; de là aussi d’innombrables hors-d’œuvre. Il était d’ailleurs si complètement étranger aux préoccupations d’art ou de forme que, lorsqu’il eut à composer l’épitaphe de son oncle Geoffroy V, il se trouva incapable de la rédiger dans un style différent de celui qui lui était habituel, et Ton est fort étonné de rencontrer dans ce texte lapidaire des digressions sur la famille du défunt, tout au plus admissibles dans une causerie. Un jugement sur l’œuvre de Joinville ne peut donc être porté d’après une étude purement littéraire ; les principaux élémens en doivent être cherchés dans la biographie de l’auteur.


I.

L’une des plus irritantes difficultés qu’on éprouve à faire revivre par l’imagination les personnages célèbres du moyen âge, c’est l’impossibilité presque absolue de parvenir à connaître exactement leurs traits. On possède plusieurs représentations de saint Louis, et néanmoins les contradictions qu’on y relève, le défaut complet de plusieurs détails importans, ne laissent encore entrevoir que vaguement ce que fut l’aspect du plus vénéré de nos rois. Si tel est le cas des plus illustres, on juge de l’incertitude où l’on se trouve lorsqu’il s’agit d’hommes ayant tenu dans l’histoire une place moins importante. Pour Joinville, on pouvait espérer rencontrer dans ses écrits quelques allusions à sa personne physique ; mais tout se réduit à ces deux mots : « la tête grosse, l’estomac froid. » Encore n’y a-t-il que le premier qui se rapporte à son apparence extérieure, et, d’après cette unique indication, ceux qui voudraient se figurer le compagnon de saint Louis seraient assurément fort embarrassés s’ils ne pouvaient recourir à certains documens iconographiques assez dignes d’attention. Sans parler de la pierre tombale de Joinville, dont il existe un dessin trop imparfait pour mériter la confiance, on voit, en tête d’un manuscrit de l’histoire de saint Louis, une miniature où le sénéchal est représenté offrant son livre à Louis Hutin. Cette peinture, il est vrai, n’est qu’une copie de celle qui décorait l’exemplaire original aujourd’hui perdu ; mais le soin avec lequel elle est exécutée, l’exactitude de certains détails, tels que les cheveux blancs que l’artiste a donnés à Joinville alors octogénaire, et surtout la conformité du portrait de Louis Hutin avec les autres images de ce prince, sont un argument en faveur de l’authenticité du portrait du sénéchal. Malheureusement les petites dimensions de la peinture permettent, tout au plus, de démêler, dans les traits du personnage