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S’abstint-il purement et simplement ? La résistance aux ingérences du saint-siège en matière temporelle n’avait rien qui pût déplaire au confident de saint Louis, de tous nos rois peut-être celui qui osa parler aux papes avec le plus de fermeté, et les aveux du légat en terre-sainte ne lui avaient guère laissé d’illusions sur la cour de Rome et « celle desloial gent » qui y était. On ne peut rien conclure du fait qu’on ne le voit pas figurer parmi les signataires de la lettre envoyée aux cardinaux par les barons de France à la suite de la réunion des états, car les trente et un noms inscrits au bas de ce document ne représentent assurément pas l’ensemble des seigneurs présens.

Toutefois, Joinville ne cachait pas les sentimens de désapprobation que lui inspiraient les procédés arbitraires de Philippe le Bel ; mais ce serait lui faire injure que d’en chercher la cause dans les charges résultant de la guerre de Flandre. Ni l’envoi forcé de la moitié de son argenterie à la monnaie, ni les semonces répétées à l’host ne peuvent avoir influencé ces sentimens dont on trouve plus d’une fois l’expression dans l’œuvre à laquelle il doit sa célébrité, cette Histoire de saint Louis, qui serait plus justement intitulée Souvenirs du règne de saint Louis. Si l’auteur, en effet, avait eu l’intention de faire une véritable biographie, il est probable qu’il n’aurait pas attendu d’être presque octogénaire pour l’entreprendre, plus de trente ans après la mort de son ami. Lui-même a raconté par suite de quelles circonstances il fut amené à tenter l’entreprise. Sa mémoire se reportait sans cesse vers ce roi qu’il avait tant aimé ; il citait souvent des traits de son existence. Un jour, par exemple, que Philippe III lui avouait avoir payé jusqu’à 800 livres parisis certaines de ses cottes d’armes, il lui rappelait la simplicité des vêtemens de son père et lui reprochait d’employer à un usage futile une somme que celui-ci aurait certainement consacrée à ses aumônes. Si Philippe le Hardi lui donnait déjà l’occasion d’opposer à sa conduite celle de son glorieux prédécesseur, combien de fois, sous le règne suivant, si différent du règne de Louis IX, à la cour de France comme dans la chambre de sa suzeraine, la comtesse de Champagne, reine de France, à Paris comme dans son château de Joinville, aux jeunes princes qui n’avaient pas connu leur grand aïeul, comme à ses propres enfans, combien de fois le sénéchal dut-il parler de la piété du saint roi, de sa fermeté dans ces dangers qu’il avait partagés, de son équité dans ces jugemens dont il avait été le témoin ! Mais, même au moment où il eut à rassembler ses souvenirs pour venir déposer dans le procès de canonisation, bien qu’il ne fût pas étranger à la composition littéraire, — le commentaire sur le Credo en fait foi, — il ne paraît pas avoir eu l’idée de rien consigner