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douces. Ce qu’il dit, j’en devine l’essence. Il s’excuse, avoue son mal, le raconte, supplie, implore. Il tremble, les mots ne lui viennent que par saccades, il ne les prononce que tout bas. Sa voix, étranglée, n’a plus de sonorités. Il tremble, je le vois, j’ai passé par là. Nitla, troublée, tremblante, elle aussi, promène son doigt menu sur la roche, y trace des lignes bizarres, l’égratigne de son ongle. Répondre à ce qu’elle entend ? Elle le voudrait, ne l’ose, ne le peut. Elle frissonne, tourne un peu la tête, un peu. Dizio a joint ses mains, prie, implore de nouveau, montre l’abîme dont rien ne le sépare, s’en rapproche, touche son front, sa poitrine. II est beau, magnifique, le jeune hercule dans sa nudité sereine de bronze, avec ses grands yeux noirs, sa tête énergique qu’encadrent ses longs cheveux bouclés, avec ses membres musculeux. Nitla, de plus en plus se retourne, lente, automatique, attirée, fascinée. Ce que dit le jeune homme la caresse, la charme, l’enivre, c’est certain. Ils sont face à face, maintenant, la tête basse, les yeux clos, savourant cette heure suprême, comme s’ils savaient, comme s’ils devinaient qu’elle n’aura jamais sa pareille. Ils osent enfin se redresser, se regarder. Oh ! comme il dure, ce regard ! Comme ils sont troublés, enivrés ! comme…

Dizio a fait un pas et rompu le charme ; car Nitla est de nouveau tournée vers la muraille, tournée à demi, à demi seulement. Dizio a repris son attitude suppliante, soumise. Que veut-il ? Il a vu qu’il est aimé, il veut, l’ambitieux, se l’entendre dire. Les papillons, les colombes, vont, viennent, tourbillonnent autour des beaux amoureux, ce qui me paraît charmant. Nitla, le visage couvert de ses mains, a enfin murmuré la petite phrase que réclamait Dizio ; car il a poussé un cri retentissant, un cri de victoire. Il a ouvert ses bras, il avance, il… Nitla se redresse, alarmée. Droite, fière, impérieuse, la main tendue, elle commande, ordonne. Dizio s’arrête, recule ; il est esclave, se courbe, et Nitla sourit.

Mais le jeune Indien, ivre de la plus capiteuse des ivresses, lève ses bras vers le ciel. Il a besoin d’agir, de vaincre son sang qui bout. Il saisit un arbuste, le courbe, le brise comme un fétu. Il se rapproche de l’abîme, se cramponne, descend. Où va-t-il ? Cueillir, sans nul doute, une des fleurs rares qu’il aperçoit. Non, il s’arrête près d’une roche qui surplombe, se campe en face de la pierre, l’étreint, la secoue, veut l’ébranler. Je souris de sa présomption et j’ai tort, car la pierre remue, se déchausse, obéit à l’impulsion puissante des bras noueux qui la sollicitent, qui veulent la déplacer. Nitla, captivée, regarde. Un effort suprême ! le bloc s’incline, penche se détache, perd l’équilibre, roule, bondit, rebondit, roule encore avec un bruit de tonnerre, d’arbrisseaux broyés, et réveille des échos qui ajoutent au fracas de sa chute. Il