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Il fait noir, une flamme brille, et je remonte vers le grand arbre au pied duquel nous sommes établis. C’est Dizio qui, il faut lui en savoir gré, a songé à notre souper et s’en occupe avec son zèle accoutumé. Il est, par saccades, rayonnant, causeur, rieur, exubérant, Dizio ; puis grave, absorbé, pensif ; je sais le pourquoi de ses brusques changemens d’humeur, et j’en souris en connaisseur expérimenté. Quant à son père, accroupi devant le feu, le menton sur les genoux, les mains croisées autour de ses jambes, il regarde les flammes comme s’il les consultait, ou cherchait la cause de leur danse incessante.

Le repas a été silencieux, vite achevé par conséquent. Nous nous sommes interrogés sans écouter nos réponses. Dizio pensait à Nitla, Désidério à Dizio, et moi aux deux amoureux. Il n’est pas huit heures, et mes compagnons sont déjà roulés dans leurs couvertures, étendus. Dorment-ils ? j’en doute ; car, de temps à autre, ils changent de position. Soudain Dizio redresse la tête, me voit éveillé. Doucement il se lève et vient s’asseoir près de moi, tout près. Il me confie, d’une voix très sourde, qu’il est agité comme s’il y avait de l’orage dans l’air, que pourtant ce n’est pas la saison des orages. Non, ce n’est pas la saison des orages, mais je sais la cause de son insomnie, elle me tient moi-même éveillé. Il songe à Nitla qui songe à lui ; pour la revoir, il voudrait avancer l’aurore, être à demain.

L’heure de notre retour vers le Papaloapam, vers la vie semi-civilisée, approche, et que va-t-il advenir ? Dizio est une honnête, très honnête nature ; toutefois comment douter qu’il sera désormais plus souvent sur la route de Nitla qu’à mes côtés ? Nitla aussi est honnête, candide, possède comme Dizio une foi religieuse peu éclairée, mais profonde. Néanmoins, Désidério, homme d’expérience, l’a sagement dit : double étincelle, double amadou, double incendie. La nature, la solitude, les ardeurs de la jeunesse et celles du climat vont conspirer de compagnie et peuvent amener !.. Ce vulgaire, ce désastreux dénoûment m’importune, je voudrais le conjurer, y mettre obstacle.

— Tu aimes Nitla ? ai-je brusquement dit au jeune homme. Il me regarde, son visage s’assombrit et il me répond :

— Oui, je connais l’enfer.

— Et aussi le paradis, je suppose, car elle t’aime.

Dizio me regarde surpris, interrogateur.

— Elle t’aime ! ai-je repris. Tantôt, sans le vouloir, tandis que vous étiez à la fontaine, je vous ai vus vous le dire.

— Je venais vous confier mon secret, me répond le jeune Indien, vous demander un conseil, et votre aide.

— Quelles sont tes intentions ?