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c’est l’expression du Moi du poète, c’est le monde réfléchi d’abord, et ensuite rétracté par son imagination. Ronsard le savait bien, et aussi du Bellay. Seulement, et par malheur pour eux, tout autour d’eux, vers 1550, si l’on tendait à quelque but, c’était, par la limitation de l’individualisme, à organiser la vie sociale. Effrayé du débordement de passions égoïstes que la renaissance et la réforme avaient favorisé, l’on s’efforçait de toutes parts à constituer, pour ainsi dire, — aux dépens de quelques-uns, mais dans l’intérêt de tous, — une manière de penser et de sentir communes. Évidemment, ni du Bellay ni Ronsard ne pouvaient rien là contre. Un genre, pour se développer, a besoin de trouver son atmosphère morale, son climat intellectuel, dans la complicité des opinions ambiantes. Et, comme après tout, quelque estime que l’on fasse des odes ou des élégies, il importe moins à une société d’en avoir, que de trouver son équilibre, il fallait, dès ce temps-là, que le lyrisme pérît ou, pour continuer de vivre, il fallait qu’il se transformât.

C’est ce qui explique le prompt découragement du faible du Bellay ; ses Regrets ; et qui sait ? peut-être aussi sa mort prématurée. Ni son talent, tout personnel, et même singulier, presque secret, pour ainsi parler, ami de l’ombre et de l’intimité, ne convenait au siècle, ni le siècle de son côté n’était capable de l’apprécier ou seulement de le comprendre. Ronsard, plus confiant ou plus orgueilleux, fit mine de vouloir résister. Mais si l’on prend la peine, — que l’on a rarement prise, — de distinguer les époques de son talent, on ne tarde pas à s’apercevoir qu’il fallut bien qu’il cédât aussi lui. Toute son œuvre lyrique n’est-elle pas, en effet, comprise entre 1550 et 1560 ? Et de 1560 à 1575 environ, qu’écrit-il ? Un poème épique, sa Franciade, qu’il doit laisser inachevée ; et ses Discours sur les misères de ce temps, où sans doute il y a moins de poésie que d’éloquence. Au lieu, comme autrefois, d’absorber lui-même son sujet, de lui imposer sa propre personnalité, de le transformer comme qui dirait en soi, Ronsard, maintenant, s’y subordonne, il se plie à d’autres convenances que celles de son génie, et des intentions morales ou didactiques s’insinuent dans son œuvre. C’est une transformation profonde qui commence. Parmi le tumulte des guerres civiles, — où l’on peut voir les dernières convulsions de l’individualisme expirant, — un besoin d’ordre, de discipline, d’unité sous la loi se fait universellement sentir. La fonction sociale de la littérature s’en dégage ; les œuvres deviennent des actes ; et la poésie même, pour se faire entendre, est obligée d’abdiquer ses anciennes ambitions.

Je n’écris pas l’histoire de la Pléiade. Franchissons donc un intervalle de vingt-cinq ou trente ans. L’apaisement s’est fait dans