Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 114.djvu/704

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

personne. Déchelette était bon pour elle, elle l’aima, et pendant quelques semaines elle réussit à le retenir. Le jour enfin où il dut partir, elle lui dit : « Emmène-moi, Déchelette, ne me laisse pas seule, je ne pourrais plus vivre sans toi. » Mais comme il allait loin, très loin, en Orient, c’était impossible, et puis si contraire à ses habitudes, à ses principes mêmes ! Alors, le soir fixé pour leur séparation, il la reconduisit chez elle, au troisième étage, jusqu’à la porte seulement. En descendant, il entendit ces mots : « Plus vite que toi ! plus vite que toi ! » et quand il mit le pied dehors, il la trouva morte sur le pavé, morte de son départ.

Vous voyez jusqu’où va M. Daudet ; de quelle rigueur est sa morale, ou sa moralité, et de quelle prudence, puisque, fût-ce dans la plus banale, la plus passagère aventure, il nous signale encore un risque de malheur, de crime involontaire et d’éternel remords. Alors, diront les jeunes gens, les fils, « quand ils auront vingt ans, » que nous restera-t-il comme régime d’amour ? Je ne vois pas, et l’auteur de Sapho, lui non plus, ne semble pas voir autre chose que le régime légal, celui du vieil hyménée ! Décidément, comme dit quelque part M. Cherbuliez, les maires ont du bon avec leur écharpe, et ceux qui ont inventé le mariage savaient bien ce qu’ils faisaient. Et l’impression particulièrement pénible que cause Sapho pourrait bien venir de ce que l’union de Jean et de Fanny imite outrageusement l’union idéale que le mariage devrait être, pourrait être, et qu’il est quelquefois. Une liaison, comme on disait jadis (on dit autrement aujourd’hui), une liaison implique un manquement à la morale plus grave que la galanterie d’aventure, peut-être que l’adultère même, parce qu’elle introduit la régularité dans le dérèglement ; elle usurpe l’apparence de l’ordre et vicie les plus grands principes de l’amour : la durée, la fidélité elle-même ; elle est plus que la contravention à la loi : elle en est la contrefaçon. Optimi corruptio pessima. Le vrai mariage étant encore ce qu’il y a de mieux en amour, l’autre est nécessairement ce qu’il y a de pis. Après ce petit sermon, j’espère que vous ne traiterez plus d’immorale une pièce qui suggère d’aussi honnêtes pensées.

Assez bien jouée par M. Marquet (Jean Gaussin), bien par MM. Guitry et Calmette (Déchelette et Caoudal), le drame de M. Daudet est joué admirablement par Mme Réjane. De ce rôle multiple la parfaite comédienne a tout compris et tout exprimé : la grâce, la tendresse, la honte, surtout la poignante et répugnante douleur. Je lui sais un gré infini d’avoir accentué d’acte en acte, par son jeu, ses allures, le ton de sa voix et l’air de son visage, l’avilissement progressif et, passez-moi ce barbarisme, l’aveulissement de l’héroïne.


Il y a, comme vous savez, des choses, ou plutôt une chose, qu’il ne faudrait jamais dire, ni peut-être croire, à moins de l’avoir vue. Et