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Celui-ci dépasse tous les autres, et par sa nature même et par les conséquences qu’il peut avoir.

Tout se réunit pour imprimer à cette aventure financière, à cette affaire de Panama, un caractère extraordinaire : et l’immensité du désastre qui atteint dans ses sources les plus intimes l’épargne nationale et le nom du malheureux vieillard qui a prêté sa popularité à l’entreprise, qui se trouve aujourd’hui compromis dans des poursuites, et les complications mystérieuses de la débâcle. Le fait est qu’une somme colossale de près d’un milliard et demi de francs a disparu dans ce gouffre de Panama. Comment cela a-t-il été possible ?

Il est certain que cette entreprise, qui n’avait rien d’irréalisable sans doute, mais qui devait rencontrer les difficultés les plus sérieuses, a été conçue légèrement, commencée sans préparation suffisante et conduite à l’aventure, qu’il y a eu des erreurs, des illusions, de fausses dépenses et probablement aussi des déprédations dissimulées. Il y a eu de tout excepté, à ce qu’il semble, un travail représentant l’argent dépensé. Il est bien certain aussi que dans cette œuvre d’un canal réunissant les deux océans, il y a eu, à l’origine, une espèce de mirage auquel se sont laissé prendre une multitude de bonnes gens séduits par le nom ou par l’appât d’une affaire lucrative. Ils ont été plus d’une fois avertis, ils n’ont rien écouté ; ils allaient au Panama comme à quelque mine d’or du Pérou ou de la Californie ; et un des plus curieux phénomènes de cette triste aventure est justement cette sorte de fanatisme des petites bourses pour l’œuvre lointaine, qu’on appelait naïvement une « œuvre nationale. » Tant qu’il n’y avait qu’une entreprise privée, avec un capital limité, rapidement épuisé, ce n’était rien encore. Il est évident que tout a changé et s’est compliqué le jour où « l’œuvre nationale, » à bout de ressources, a senti le besoin d’agiter de nouveau l’opinion, d’invoquer l’intérêt de l’État, d’entrer enfin en intelligence avec le parlement pour obtenir de lui cette émission de valeurs à lots, — qui n’aurait été, dit-on, qu’une occasion de vastes gaspillages, d’audacieuses spéculations. Dans tous les cas rien n’a été sauvé ; la débâcle ne s’est pas moins précipitée, — et ce jour-là le déchaînement a commencé contre l’entreprise, contre tous ceux qu’on a soupçonnés de lui avoir prêté un concours intéressé. Le résultat est là : c’est l’action judiciaire ouverte contre les principaux administrateurs de Panama et une commission d’enquête parlementaire, nommée pour « faire la lumière » sur toutes les négociations secrètes, sur tous les marchandages où des membres du parlement se trouveraient eux-mêmes compromis. En d’autres termes, c’est une enquête sur la corruption politique et parlementaire, provoquée par un amas d’incriminations, d’allusions, qui ont fait une soudaine et répugnante explosion. Qu’y a-t-il dans tout cela ? Ce n’est point évidemment à de simples spectateurs de le savoir et de le dire ; c’est bien assez d’écouter ceux