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si le Juif ne fait qu’imiter, copier, emprunter, comment une pareille race pourrait-elle dénationaliser nos fortes races aryennes ? Mais doit-on voir dans ce défaut d’originalité un signe de race, la marque du sémite et d’Israël à travers les âges ? Pour moi, je le confesse, s’il est, dans l’antiquité, un peuple qui me semble original, c’est celui-là. Ceux-mêmes qui lui ont refusé l’imagination créatrice[1] ont dit qu’il avait donné au monde la religion, ce qui, en fait d’invention, en vaut bien une autre. Comment nier toute spontanéité chez ce Lilliput du Jourdain, d’où sont sortis le monothéisme hébraïque et le christianisme, la Bible et l’Évangile ? Veut-on s’en tenir à l’étroit point de vue littéraire ? Qu’est-ce que le sentiment spontané et la vis poetica s’il n’y en a ni dans les Psaumes ni dans Job ni chez les Prophètes ? On peut discuter la valeur historique des livres juifs ; impossible d’en contester la poésie, poésie impersonnelle, jaillissante, qui sourd du fond de l’âme populaire. S’il y a, dans le monde, au-dessus de nos vaines littératures de rhéteurs et de polisseurs de phrases, quelque chose d’inspiré, n’est-ce pas ces livres sans art et sans apprêt, éternellement vivans, où tant d’hommes de toutes nations ont senti le souffle de l’esprit de Dieu ? Ce qui est vrai, ce qui est une marque de la race, c’est que les Hébreux n’ont pas inventé de genre littéraire, qu’en ce sens, ils n’ont eu ni art, ni littérature, ne possédant ni drame, ni épopée, ni peinture, ni sculpture. Ce qui est vrai, c’est que le génie d’Israël (et si l’on veut celui du sémite) s’est exercé dans un champ étroit, entre deux parois de rochers, d’où l’œil n’apercevait que le ciel ; mais il y a creusé une citerne si profonde que les siècles n’ont pu en tarir les eaux et que, des quatre coins du monde, les nations sont venues s’y abreuver.

Mettons hors de cause les anciens Hébreux ; ce n’est pas eux qui ont toujours vécu d’emprunt, contens d’exploiter les inventions de l’étranger. Quant aux Juifs de la diaspora, aux Juifs modernes surtout, nous avons remarqué qu’ils ont d’ordinaire reçu l’impulsion sans la donner. Et que de raisons pour cela : leur petit nombre, la double servitude à laquelle ils ont été plies, la compression spirituelle du dedans et du dehors, l’esprit routinier pris dans le ghetto, le morcellement et l’insécurité de leurs écoles, l’amour superstitieux du passé national entretenu par l’oppression du maître chrétien ou musulman. Était-ce sous la verge du persécuteur que pouvait grandir l’esprit d’initiative ? Le Juif a-t-il eu part à l’élaboration de la culture moderne, c’est surtout comme agent de transmission, comme roulier des idées et colporteur des

  1. Renan, Histoire générale des langues sémitiques : « Le caractère éminemment subjectif de la poésie arabe et de la poésie hébraïque tient à un autre trait de l’esprit sémitique, à l’absence complète d’imagination créatrice et par conséquent de fiction. »