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dans toute cette riche poésie allemande, il n’y a pas de fantaisie plus libre. Arrêtons-nous un instant sur Heine. S’il reste aux Juifs un génie national, c’est chez l’auteur des Reisebilder que nous avons le plus de chance de le découvrir. Il a eu beau se faire baptiser, il garde la marque d’origine. Vous ne le comprendrez point si vous oubliez qu’il est né juif. Il y a chez lui, jusqu’en ses chants d’amour et ses plus naïves mélodies, une note étrangère à l’Allemagne du temps, quelque chose de douloureux et à la fois de mauvais, une saveur acre, une pointe de malignité qui tient à ses origines, à son éducation, à la situation des Juifs alors en Allemagne. C’est l’oiseau échappé de la cage du ghetto et qui se souvient de sa prison, tout en volant bruyamment en tout sens pour essayer sa liberté ; il y a du défi et de la rancune dans ses roulades et ses battemens d’ailes. Je sais que la critique allemande lui est sévère ; on dirait que dans le poète elle se plaît à ravaler le Juif. Aux yeux de l’Allemagne, imbue de l’orgueil de race, n’être pas de sang teutonique est, pour un poète allemand, un péché originel, malaisé à racheter. Le nouvel empire ne veut rien devoir qu’au sang de Hermann. Du classique Walhalla, élevé sur la rive du Danube aux gloires germaniques, l’ingrat teutomane s’efforce d’expulser tout ce qui n’est pas fils de Thor. Heine a été traité par les critiques d’outre-Rhin, comme ses congénères, les musiciens, par Wagner. À lui aussi on a contesté toute originalité, tout don d’invention. Wilhem Scherer, l’historien de la littérature allemande, ne lui reconnaît qu’un rare talent d’imitation. Il est vrai que le moule des Lieder n’est pas à Heine ; il appartient au romantisme des Schlegel, de Tieck, de Novalis. Selon W. Scherer, le poète de la Heimkehr n’est que le dernier et le plus brillant des romantiques. On ne lui laisse même pas en propre ce qu’il semble avoir de plus personnel, cette ironie que d’aucuns appelaient l’ironie juive ; — elle aussi revient au romantisme allemand. Heine n’en est que la fleur suprême, fleur maladive aux parfums malsains, car il y a un ver dans cette rose allemande, le judaïsme[1].

Quand on trouve si aisé de faire rentrer l’auteur d’Atta-Troll dans le cadre historique de la poésie allemande, comment admettre qu’il y ait un génie juif, une poésie juive ? À travers ses partis-pris, la critique allemande montre à quel point le plus personnel des écrivains sortis de Jacob est de son temps et de son pays. Elle a

  1. L’historien Treitschke et le philosophe Hartmann, deux des éducateurs de l’Allemagne contemporaine, ne sont pas plus tendres pour Heine. Tous deux, du reste, laissent voir que chez le poète ils poursuivent le Juif, et, comme dit Hartmann, l’entrée du judaïsme dans la civilisation allemande. Le lecteur français lira avec profit le livre de M. L. Ducros : Heine et son temps, sa jeunesse (1886), et l’article de M. J. Bourdeau, Revue Bleue, 8 janv. 1887. Cf. Ad. Strodtmann, Heine’s Leben und Werke.