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vieille morale ? Si une fille de Moïse Mendelssohn a osé, une fois, mettre en pratique la théorie de l’union libre, elle ne faisait qu’appliquer les principes d’un chrétien, d’un mystique, d’un des plus illustres inspirateurs du romantisme allemand, Frédéric Schlegel[1]. La femme juive, il est vrai, cette Orientale qu’on nous représentait comme asservie et avilie par le Talmud, la femme juive a plus d’une fois scandalisé la deutsche Frau par ses façons émancipées et par sa culture d’esprit, indécente et inquiétante chez une femme. Non contente d’aider à l’affranchissement de sa race, la Juive d’Allemagne a osé travailler à l’affranchissement de son sexe. Elle a eu le tort de montrer des goûts et des talens que ne se permettait pas la ménagère allemande. C’est d’elle aussi, c’est d’Henriette de Lemos, entre autres, d’Henriette Herz, l’amie du théologien Schleiermacher, c’est de Rahel Varnhagen von Ense, que Berlin apprit ce qu’était un salon, importation française qui n’a pu s’acclimater aux bords de la Sprée. Je ne vois pas, pour cela, que l’exemple des Juives ait corrompu l’honnête Allemagne. Elle a pu s’effaroucher des fantaisies romanesques de Fanny Lewald ; mais les hardiesses de la libre penseuse juive ont été dépassées par Marlitt, l’authoress à la mode en Allemagne. — Revenons aux hommes, prenons les écrivains issus d’Israël qui se sont fait un nom. L’Allemagne a-t-elle oublié que le premier Juif qui ait écrit en allemand, un Juif encore imbu de l’esprit de la synagogue, Moïse Mendelssohn, osait, en plein XVIIIe siècle, refaire le Phédon ? Combien de chrétiens auraient alors eu le même courage ? Si l’esprit sceptique a prévalu chez nombre de ses congénères, c’est qu’ils se sont détachés de la tradition d’Israël ; c’est que, malgré les vieux rabbins, ils ont ouvert les livres profanes et goûté aux fruits de l’arbre de la science allemande. Tout comme les Juifs de Russie, c’est à l’université, à l’Alma mater chrétienne, fondée par l’Église ou par l’État, que les Juifs d’Allemagne ou d’Autriche ont pris leurs tendances radicales. Ainsi Auerbach, le fils du rabbin de Souabe ; sans Tubingue et sans Strauss, il n’eût sans doute jamais traduit Spinoza[2]. Cela ne l’a pas empêché de devenir le peintre le plus fidèle de la vie rustique de l’Allemagne. Que nos paysans de France n’ont-ils eu leur Auerbach ! Je ne crois pas que l’Allemagne compte beaucoup d’écrivains plus Allemands et plus sains. Je n’en dirais peut-être pas autant de Paul Heyse (un Juif demi-sang) ; tout en admirant l’art de ses nouvelles et le brillant de sa poésie, on peut ne pas goûter les romans à thèses et le sensualisme païen de Heyse. Mais depuis Goethe, retour d’Italie, depuis Goethe

  1. Frédéric Schlegel dans son roman de Lucinde.
  2. Voir, dans la Revue du 1er octobre 1884, l’article de M. Valbert.