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par son abaissement séculaire, et cet abaissement, nous savons d’où il provient. Que de soins nous avions pris pour l’avilir, pour lui courber le front vers la boue et vers l’argent ! À parler franc, beaucoup d’entre nous l’aiment mieux ainsi ; plus il est bas, plus il nous semble à sa place ; lorsqu’il ose lever la tête et porter la main sur les choses nobles, nous sommes tentés de crier à l’insolent. Peut-on dire pour cela que, si l’idéal décline, la faute en est au Juif ? Prenons l’Allemagne qui se vantait d’être la terre de l’idéal. À l’idéalisme suranné du Souabe ou du Saxon a succédé, dans l’Allemagne unifiée, le réalisme cynique du Prussien de la Marche. Qui vous en semble responsable ? Est-ce le Juif, comme le veulent les teutomanes ? Est-ce la brutalité prussienne, la bureaucratie berlinoise, le militarisme des Hohenzollern ? Est-ce les leçons de violence et de fraude de ce Poméranien de Bismarck et l’érection de la force en droit ? — Germanique ou romaine, voilà une idée, en tout cas, qui ne vient pas de Jacob. Toute son histoire proteste-contre elle.

Pour me prouver que le sémite est incapable d’idéalisme, on me cite le Chaldéen, le Phénicien, le Carthaginois, l’Arabe. Qu’importe toute cette ethnographie, alors que, depuis deux mille ans, nos âmes vivent de l’idéal apporté par les fils de Juda ? De quelque main divine qu’elle ait plu sur ses tentes, nous avons été nourris de la manne transmise par les Beni-Israël. Les prophètes d’Éphraïm et les apôtres de Galilée ont été dans le monde les hérauts de l’idéalisme. La soif d’idéal qui travaille les nations chrétiennes, c’est d’eux qu’elle nous vient. Prenez leur livre, leur Bible ; elle a été, pour des peuples entiers, la source éternellement fraîche où ils ont puisé force et noblesse. Par elle, des nations aryennes se sont lentement imbues de l’esprit sémitique, et leur âme en a été relevée et leur cœur fortifié. Si le Juif moderne nous semble dépourvu d’idéal, la faute n’en est ni à sa race, ni à sa tradition. La faute en est à ses souffrances. Il a été artificiellement déformé par les siècles. Du peuple qui avait prêché au monde le royaume de Dieu, l’intolérance a fait la race la plus positive, la plus terre à terre, si vous voulez. L’histoire a de ces tristes métamorphoses. Il n’est pas vrai toujours que la souffrance épure et que la persécution ennoblisse. Le Juif en est la preuve. Il a tout sacrifié à sa foi et à sa nation. Il a été idéaliste à sa manière, car s’il n’eût cherché que le repos et la richesse, il y a beau jour qu’il eût cessé d’être Juif. En ce sens, son existence prouve son idéalisme. Où trouver une race plus fidèle à sa tradition, à sa loi, à son Dieu, c’est-à-dire, en somme, à son idéal ? Quelle histoire ! Ses poètes Font appelée la passion d’un peuple[1] ; passion combien longue et douloureuse,

  1. Ainsi David Levi. Il profeta o la passione di un popolo (Turin, 1884).