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de Philosophie de l’art ses divers écrits sur l’esthétique. Non-seulement l’examen de cet ouvrage ne saurait être négligé dans l’enquête dont il s’agit, mais c’est lui qui nous permettra de la pousser le plus avant.


I.

Il y a deux phases distinctes dans la carrière critique de Thoré, comme dans sa vie[1] : il ne pensait pas et n’écrivait pas de la même manière avant et après 1848, c’est-à-dire avant et après son exil. Avant, il soutenait le romantisme à l’apogée ; après, il le trouvait épuisé et découragé. Ce n’était certes pas un courtisan du succès ; s’il changea de camp, c’est qu’il crut sincèrement qu’une cause meilleure remplaçait une cause perdue. L’amertume de l’exil et un long séjour dans un pays peuplé de chefs-d’œuvre par l’art réaliste l’avaient lentement préparé à renier les dieux de sa jeunesse.

Affilié au carbonarisme sur les bancs de l’École de droit, il avait combattu, à vingt-trois ans, aux journées de juillet 1830, et obtenu, pour sa part de victoire, un poste de substitut du procureur du roi, c’est-à-dire qu’il avait reçu mission de défendre une organisation sociale dont l’étiquette avait changé, mais dont les principes essentiels et le fonctionnement restaient ceux-là mêmes qu’il avait combattus. Ainsi, républicain d’opinions et fantaisiste de goûts, il devait requérir au nom d’une monarchie contre toutes les formes de la fantaisie, politique, sociale ou même littéraire. Cette aventure bizarre fut alors celle de beaucoup de ses compagnons de lutte. Un certain nombre s’en accommoda ; Thoré, convaincu et honnête, donnait bientôt sa démission et revenait à Paris se jeter à corps perdu dans la presse politique et la critique d’art. Comme publiciste, son but n’était plus seulement de changer la forme du gouvernement et de remplacer la monarchie par la république : il trouvait la société mal organisée et adoptait à peu près les théories de Pierre Leroux, avec un fort mélange de mysticisme, de panthéisme et de phrénologie. Ses articles l’eurent bientôt mené en cour d’assises et en prison. Il était brave, mais il n’aimait pas à être dupe. Cette dure expérience le fit réfléchir ; sorti de prison, il se demanda si les idées pour lesquelles il avait engagé sa liberté étaient assez précises pour que leur diffusion fût un devoir

  1. Théophile Thoré, né à La Flèche le 23 juin 1807, est mort à Paris le 30 avril 1869. (Voyez à son sujet Alfred Sensier, Souvenirs sur Théodore Rousseau, 1872, notamment IX, XL et LI, Pierre Petroz, un Critique d’art au XIXe siècle, 1884, et la préface mise par Thoré lui-même, sous le nom de W. Bürger, en tête de ses Salons, 3 vol., 1861-1870.)