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douceur sérieuse, de rêverie méditative et d’indécision. Après l’exil, M. Léopold Flameng le gravait à l’eau-forte. C’est le même aspect, avec une fatigue physique plus marquée. Dans les deux images, une barbe superbe, la longue barbe qui, de 1830 à 1850, était une profession de foi, et qui, encore jeune en 1847, était devenue tout à fait, après 18(50, une vieille barbe. Comparaison faite des deux portraits, ils laissent une même impression : on a devant les yeux un rêveur égaré dans la propagande active et un homme d’action intermittente ; la critique d’art, inspirée, si l’on veut, par la philosophie sociale, était sa véritable voie.

Cette inspiration philosophique, Thoré put la modifier avec le temps, il n’y renonça jamais. Pour lui, l’art était à la fois un besoin impérieux de notre nature, et une force que l’organisation sociale doit faire servir, comme toutes les autres, à l’amélioration de l’homme. Le premier terme de cette définition est parfaitement acceptable : à la doctrine étroite de a l’art pour l’art, » Thoré substituait justement la doctrine plus large de «l’art pour l’homme. » Le second l’est aussi, en principe : pour qui ne l’admettrait pas, quitte à discuter ensuite, l’art se réduirait à une simple distraction. Mais il faut se méfier avec Thoré ; il appartient à cette catégorie d’esprits systématiques et confus, qui, ne sachant pas bien ce qu’ils veulent, prétendent l’imposer au complet. Il croyait que l’art doit se subordonner à une philosophie impérative, qui lui serve de point de départ et de but. Pour lui, cette philosophie était celle du progrès. Il n’en est pas de plus consolante et de plus favorable à l’action, mais de quelle manière concilier dans l’art la subordination avec la liberté, puisqu’il s’étiole dès qu’on l’emprisonne dans une hiérarchie, un dogme, ou une simple formule ? C’est ce que Thoré ne dit nulle part avec précision. Il aborde maintes fois le problème et le tourne de toutes manières sans arriver à le résoudre, peut-être parce qu’il est insoluble. Une fois surtout il a essayé de le serrer de près et de le ramener à ses premiers termes, dans un morceau intitulé : Nouvelles tendances de l’art, écrit à Bruxelles en 1857. C’est une dissertation de grand intérêt, dans laquelle, au milieu des erreurs et des pétitions de principes, abondent les idées justes et les vues originales, mais d’où ne se dégage aucune conclusion nette. Nous verrons que Castagnary et Proudhon n’ont pas été plus heureux dans une tentative semblable. Thoré par le même des œuvres d’art avec d’autant plus de justesse qu’il oublie davantage ses préoccupations philosophiques, et ses avis sont d’autant mieux motivés qu’ils s’inspirent moins de considérans abstraits. Ne serait-ce pas que l’art et la philosophie, choses distinctes, ne se rencontrent que lorsqu’ils ne se cherchent pas et que, tendant l’une vers le vrai, l’autre vers le beau, dont