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et ses préférences, il apostrophe familièrement l’artiste dont il juge l’œuvre : « Te rappelles-tu, dit-il à Théodore Rousseau, le temps où, dans nos mansardes de la rue Taitbout, assis sur nos fenêtres étroites, les pieds pendans au bord du toit, nous regardions les angles des maisons et les tuyaux des cheminées… » Suivent des pages sur ce ton. M. Français a peint un paysage d’où se dégage une impression sentimentale : « Français, mon ami, lui dit le critique, le diable verrait bien que vous êtes amoureux. » De temps en temps, il enfourche son dada favori, l’hippogriffe du socialisme. Puis viennent les pires défauts de la rhétorique romantique, les grands mots, les épithètes ambitieuses, les métaphores exagérées et longuement continuées, les invocations à la liberté et aux grands principes. Quelques phrases de Thoré sont célèbres par le ridicule ; ainsi sa description souvent citée de la tête de Molière, d’après Houdon.

Heureusement, une justesse d’esprit intermittente, mais qui finissait par le ramener au vrai, un goût très vif de l’art, l’étude constante de ses monumens, le contact permanent avec les artistes atténuaient l’effet de ces défauts. D’abord, malgré le faux goût dont il subit largement l’influence, il a le sens du style et le respect de la forme ; à travers les redondances et la diffusion, il trouve le mot propre et qui reste ; lorsqu’il est bien parti, sur une idée juste, il a d’excellens morceaux. Il est rare qu’il se trompe tout à fait et, même dans le paradoxe, il met une part de vérité. À chacun de ses Salons, la connaissance de ce dont il parle devient plus profonde et ses points de comparaison plus nombreux. Il pratique surtout une des qualités essentielles du critique, la bienveillance. Il a ses préférences et il y abonde, mais, très sensible au talent, il sait louer ce qui s’écarte de ses théories et, d’autre part, très indépendant, il évite de s’inféoder à une école, à un parti, et de leur sacrifier, avec sa liberté, les intérêts de la justice.

Mais sa principale originalité, celle qui le rend très supérieur au reste des critiques, c’est que, sans être lui-même peintre ou sculpteur, il a beaucoup regardé travailler les artistes, qu’il a réfléchi sur ce qu’il voyait et que, par instinct naturel, il distingue vite et bien ce qui est de l’art et ce qui n’en est pas, ce qui appelle la traduction de la forme et ce qui aurait dû rester dans le domaine de la pensée, ce qui relève à la fois de la pensée et de la forme. En dehors des critiques qui ne furent pas aussi des artistes, il est, je crois, le seul qui ait su préciser en quoi tels procédés techniques sont bons ou mauvais et surtout qui ait su donner aux artistes des conseils pratiques. Déjà nombreux au cours de ses premiers Salons ces conseils se multiplient à mesure que s’accroît son instruction. En voici quelques-uns, pris entre beaucoup d’autres.