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revêtu depuis la renaissance et qui en fait le privilège d’une élite. Il constate avec raison qu’il en est de lui comme de la littérature, dont le peuple ne se soucie pas plus qu’elle ne s’inquiète de lui. Aussi ne professe-t-il pas, je l’ai dit, la théorie inhumaine de « l’art pour l’art. » Mais il se défend aussi d’être pour l’art prêcheur et utilitaire, qui ramènerait, par une voix détournée et abaissée, à l’art littéraire dont il ne veut pas. Il professe donc que « le sujet est absolument indifférent dans les arts, » « qu’un pot de Chardin vaut tous les Romains de l’époque impériale, » que « la beauté suffit et entraîne toujours avec elle sa signification, » c’est-à-dire que l’œuvre d’art a sa valeur indépendante et ses moyens propres d’abord de plaire, puis d’instruire. Malheureusement, il est pour l’action sociale de l’art, et il ne trouvera jamais une formule qui rattache directement l’art au progrès, sans diminuer son indépendance. On confondait avant lui l’art et la poésie ; il les distingue par leur définition même : « La poésie, dit-il, c’est la faculté de sentir intérieurement la vie dans son essence ; et l’art est la faculté de l’exprimer au dehors dans sa forme. » On n’en était pas encore à tourner l’idéal en ridicule et il constate que « l’idéal est le but dont la nature réelle est le moyen. » C’est dire qu’il n’admet ni le réalisme pur, ni même le naturalisme, titre que prend le réalisme lorsqu’il veut s’élever d’un degré, mais qui, au fond, dit la même chose : « Comment pourrait-on dans les arts copier la réalité ? On a vu des écoles dont c’était la prétention ; mais il est arrivé à ces sectaires étroits ce qui était inévitable, que, malgré eux, ils n’ont jamais pu faire abstraction de leur personnalité, et qu’ils ont abouti, comme toujours, à un mélange et à une approximation relative. Laissons donc de côté ce prétendu naturalisme qui contrarie la nature et ne saurait même exister, cette théorie absurde de l’imitation matérielle qui supposerait d’abord le suicide de l’artiste et le néant de toutes choses ; car il faudrait enlever du même coup l’âme du peintre et la vie incessamment mobile de l’être qu’il veut peindre. » On n’a jamais exprimé plus nettement que lui ce qu’il y a d’inadmissible dans les prétentions de l’impressionnisme pur : « Il faut être fou pour s’imaginer qu’on peut copier le paysage. Est-ce que vous avez jamais vu pendant deux heures le même effet dans le ciel ou sur la campagne ? La physionomie de la nature est plus incessamment variable que la physionomie de l’homme. » Comme preuve, il raconte avec esprit l’histoire du paysagiste Delaberge, qui s’était proposé de peindre un buisson scrupuleusement vrai, mais qui, devant les transformations incessantes de son modèle, sous l’effet du vent, du soleil, des heures du jour et des saisons, s’efforça pendant trois ans de transporter sur la toile un aspect insaisissable,