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et mourut du chagrin de n’y pas réussir. Il dit encore avec une piquante justesse : « On peut accuser le soleil de faire le plus souvent des esquisses, et les effets vagues sont les plus fréquens dans la nature. »

Il admet donc ce souci de la composition qui a souvent égaré l’école française en lui faisant rechercher des mérites de sens, de logique et de méthode, plus intellectuels que plastiques, mais auquel elle ne renoncerait qu’en perdant une qualité de grand prix. Il admet, par d’excellentes raisons, l’allégorie, le symbolisme, les légendes mythologiques et religieuses, l’histoire, les types créés par la poésie. Sur ces points, l’art confine à la littérature ; mais si Thoré veut qu’il s’en distingue, il ne va pas jusqu’à leur interdire tout contact. C’est affaire à chacun d’eux de traduire les sentimens ou les idées par ses moyens propres, à la littérature d’être intellectuelle, à l’art d’être plastique, mais sans qu’aucune loi de nature interdise à l’art de solliciter la pensée par la représentation plastique et à la littérature d’éveiller le sens plastique par l’expression littéraire. Enfin, il croit beaucoup plus, en art, à l’effet du génie ou du talent personnel qu’à la puissance des théories ; il s’attache plus aux œuvres qu’aux systèmes ; surtout, il pense que les grandes directions de l’art sont déterminées par le mouvement général de la civilisation, qu’il appartient à quelques grands artistes de les préciser, mais qu’aucun ne les crée, et que se poser en réformateur de l’art est la plus vaine des prétentions. À Bruxelles, en exil, l’esthéticien politique, le socialiste de 1830 et de 1848, écrivait avec quelque mélancolie : « Changer la forme, c’est pure fantaisie, et chacun peut y contribuer du bout de son pinceau. Mais changer le fond, cela ne se fait pas à plaisir. Il ne dépend pas d’un homme, ni même de plusieurs, de changer un art dans ses racines, pas plus que de changer une société dans sa constitution intime. »

C’est en se guidant lui-même par ces principes fort sages que, de 1830 à 1848, Thoré a suivi l’évolution artistique de son temps, en la conseillant de son mieux, mais sans afficher trop ouvertement la prétention de la diriger. Il est, avant tout, romantique, c’est-à-dire pour l’école de la couleur contre celle de la ligne, pour le moyen âge contre l’antiquité, pour le paysage vrai contre le paysage historique. De là ses enthousiasmes et ses sévérités, l’appui qu’il prête à certains artistes et la guerre qu’il fait à certains autres. Il a un sens assez élevé de l’art pour distinguer le talent même chez ses adversaires, quoiqu’il lui manque cette hauteur d’intelligence qui permet au critique de s’élever au-dessus des écoles et lui fait de l’impartialité une loi. Qualité rare, mais qui, pourtant, devrait être le but suprême de la critique et qui,