Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 114.djvu/824

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et, probablement, dans la conversation, il la laissait voir avec moins de scrupule que dans ses écrits. Ce qu’il y a de certain, c’est que, dès sa première conversation avec Millet et Rousseau, il soutient sans détour la thèse de l’importance du sujet. Les deux peintres n’étaient guère habitués à jouer avec les idées, quittes à corriger une exagération par une autre ou même à ne plus songer le lendemain à ce qu’ils avaient dit la veille. C’étaient des esprits simples et nets qui ne se servaient de la parole que pour exprimer des convictions solides. Aussi, fort étonnés des discours de Thoré, ils se refusèrent absolument à se laisser convaincre. Millet a raconté lui-même, dans une lettre à Sensier, la part qu’il prit à la discussion :


Thoré croyait, dit-il, que le sujet était beaucoup dans le plus ou moins d’élévation d’une œuvre… J’ai tâché de montrer à Thoré comme je trouvais que la grandeur était dans la pensée même, et que tout devenait grand employé pour un grand but. — Un prophète vient menacer une population de fléaux, de dégâts horribles, et voici comment Dieu qui l’envoie par le par sa bouche : « Je vous enverrai les hannetons et les sauterelles, ma grande armée, etc. » Et ce prophète fait une telle description de leurs ravages que jamais on n’a imaginé une plus grande désolation sur la terre. Et je lui demandais si la menace lui paraîtrait plus grande, si, au lieu de hannetons, le prophète eût parlé des chariots de guerre d’un roi quelconque ; car ce dégât ici est si grand, si complet, qu’il s’étend à tout. La terre est-elle mise à nu ! Hurlez, laboureurs, car la moisson des champs est périe ! Et les ânes sauvages et toutes les bêtes ont crié, parce qu’il n’y a plus d’herbe ! Voilà donc le but de désolation bien grandement atteint, et l’imagination en est frappée. — Je ne sais s’il a été convaincu qu’il pouvait y avoir du vrai là dedans, mais il a été apaisé[1].


Thoré fut surtout étonné. De retour à Paris, il disait à Sensier : « Savez-vous qu’ils sont terribles. Millet et Rousseau ? Je les ai trouvés comme des rocs ; ils ont des idées inamendables. Ils sont là comme deux fakirs, et rien ne peut modifier une seule de leurs idées. Quels farouches bonshommes ! » M. Paul Mantz réclame contre le langage prêté à Thoré dans cette discussion : « Il n’a jamais dit, écrit-il, que le sujet fût tout, et il a même écrit le contraire[2].» Oui, Thoré avait écrit le contraire, et, moins d’un an après cette conversation, il disait encore : « l’art n’enseigne pas à

  1. Lettre insérée dans la Vie et l’Œuvre de J.-T-Millet, par Alfred Sensier, manuscrit publié par M. Paul Mantz, 1881, ch. XXXII.
  2. Dans l’ouvrage de Sensier, qui vient d’être cité.