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Thoré, dans la première partie de sa carrière, lorsqu’il soutenait Delacroix et surtout Rousseau, il contribuait activement à une œuvre excellente, parce qu’il savait bien ce qu’il voulait, et, dans la seconde, il eut peu d’action parce que, hésitant entre le présent et le passé, il manquait de doctrine nette. Il avait dit que l’art nouveau, le naturalisme, était un art de transition. C’était la vérité. S’il s’en était tenu à cette définition, s’il avait montré ce qu’il y avait de légitime dans les prétentions des novateurs et de suranné dans les procédés de leurs adversaires, il aurait excité les uns et contenu les autres ; surtout il aurait appris au public à juger chacun selon ses mérites et à décider, en dernier ressort, entre les exaltations et les dénigremens. Cela lui était d’autant plus facile qu’il possédait à un haut degré ce qui faisait souvent défaut à ses adversaires, la connaissance du passé, la sûreté du goût et surtout, par une originalité unique, la ferme notion de ce qui devrait constituer la critique d’art, avec les connaissances techniques nécessaires pour la pratiquer utilement. Au lieu de cela, hanté par des utopies socialistes, sentant que ses contemporains se trompaient et les suivant quand même, n’osant ni maintenir le lien qui unissait l’art nouveau aux anciennes écoles, ni répudier ses vieilles admirations, il essaya, entre l’art idéaliste et l’art réaliste, de faire une place à ce qu’il appelait l’art humanitaire ; peine inutile, car, n’existant que par et pour l’homme, l’art a toujours été et sera toujours humanitaire.

Il eut donc peu d’influence à partir de 1860, car le public, qui voit en gros, ne comprend que les situations nettes. En soutenant cette thèse très juste que l’art doit suivre la nature et viser à la vérité, il servit aussi peu la cause de la vérité que celle de la nature, car il avait beau dire que les réalistes ne représentaient qu’une part de la nature, la plus basse et la plus laide, on le croyait réaliste, et comme il ne l’était qu’à moitié, on préférait ceux qui parlaient de façon plus exclusive, partant plus nette. D’un autre côté, bien qu’il défendît une part de l’idéalisme classique et romantique, ses restrictions étaient de telle sorte et présentées de telle manière qu’elles semblaient condamner le principe même de l’idéalisme. Il ne parvint même pas à dégager la formule de cet art de transition dont il avait pourtant entrevu le vrai caractère : on chercherait vainement dans ses Salons une définition du réalisme qui ait le caractère d’une bonne définition, c’est-à-dire qui soit courte, claire et complète. Il n’est même pas certain que l’on parvînt à la dégager, en réunissant les indications qu’il donne çà et là de ses sentimens sur la nouvelle doctrine. Preuve singulière qu’à aucun moment il ne s’est posé la question à lui-même ; c’était