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sur les eaux décolorées. La petite tour, dépouillée de son nimbe, toute grise, avait l’air maintenant malheureuse et laide. Un coup de canon détona brusquement dans la tranquillité du crépuscule, et le stationnaire ottoman rentra son pavillon. Le soleil avait disparu. La fête de lumière était finie.

Il fallut retourner au logis, par les ruelles où clignotaient déjà des réverbères jaunes et clairsemés. Dans la principale rue de Khora, près de l’office télégraphique installé par une compagnie anglaise, il y a un hôtel, le ξενοδοχεῖον τῆς Ἀνατολῆς. L’hôtelier Bathy, Grec de race et sujet de sa majesté le sultan, met à la disposition des voyageurs des lits fort propres, mais défendus contre les moustiques par un tel luxe de mousselines superposées, qu’on risque d’y étouffer. Comme Bathy n’ignore rien des élégances européennes, il présente régulièrement à ses hôtes, avant chaque repas, un katalogos (d’autres disent plus simplement τὸ μενού ou bien ἡ λίστα) où il a énuméré, non sans quelque orgueil, tous les vins plâtrés ou résinés de sa cave et tous les plats de son office : le φιλέτο γαρνίτο, le μπιφτέϰι-με-πατατες, la costeletta à la milanéza pour ceux qui veulent se nourrir à la franca, et le pilaf, le iaourt, le kébab pour ceux qui préfèrent la cuisine orientale. Mais le triomphe de Bathy, c’est l’ἀσταϰός (homard). Les gamins du port lui apportent presque tous les jours une pêche abondante, recueillie dans leurs plongeons, et ce sont, d’un bout à l’autre de la table d’hôte, des cris de joie et de convoitise :

— Bathy, astako ! astako !…

Il y avait là beaucoup de personnes considérables : des négocians de Smyrne, venus avec leurs femmes et leurs filles, pour respirer, pendant la canicule, le bon vent de mer qui guérit de la fièvre ; des employés du télégraphe anglais, de la Régie impériale des tabacs, de la Banque ottomane, de la compagnie du Lloyd autrichien ; des scribes de la Badoise société d’assurances maritimes, enfin quelques fonctionnaires chrétiens de la Sublime-Porte, reconnaissables à leur fez officiel. Cela faisait une petite Babel assez divertissante. Je remarquai tout de suite, parmi les pensionnaires de Bathy, un jeune homme de belle mine, fort bien fait, brun avec des yeux vils et une moustache noire, et qui s’entretenait en un français remarquablement pur avec un Anglais dont l’accent et les propos étaient également ridicules. Je demandai à Kharalambos s’il savait son nom.

— C’est James-Bey.

— Quel James-Bey ?

— James, de l’illustre famille des Aristarchi ; le propre fils de l’ancien prince de Samos.