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paquebot en partance pour l’Occident ; il avait à peine entrevu la ville presque grecque de Marseille, et on l’avait enfermé, pendant plusieurs années de son adolescence, entre les quatre murs du collège de Sainte-Barbe, à Paris. J’avais dû le connaître là, dans la cour maussade où les « moyens » et les « grands » tournaient, en casquette galonnée et en veste courte, le long des murailles rouges, sous la surveillance de l’inspecteur Dubois, surnommé Bache. Mais nous n’étions ni de la même étude ni de la même classe ; et, au collège encore plus que dans la vie, il y a des clans très fermés et des barrières infranchissables. Au sortir de Sainte-Barbe, il avait séjourné quelque temps en Angleterre, menant la vie des scolars d’Oxford ; puis, il s’était fait admettre à l’école polytechnique de Zurich. À ce moment, un grand malheur le frappa, une de ces catastrophes fréquentes en Turquie, préparées longtemps à l’avance par des intrigues et des rancunes, et qui fondent tout à coup sur une famille, pour la disperser à tous les vents. Le prince de Samos fut disgracié ; la princesse et ses filles furent exilées, sans que l’on connût exactement les causes de cette rigueur, James dut accepter la place que le divan lui offrait. Comme il avait étudié à l’école polytechnique de Zurich, on le nomma ingénieur en chef de l’Archipel.

Ce brave garçon, en qui je retrouvais, avec la finesse des grands seigneurs de Byzance, un peu de la bonne humeur par laquelle les gens de Paris atténuent leurs déboires, se mit à la besogne avec une élégante résignation. Il fit des routes à Lesbos, à Chio, à Nikaria, à Rhodes. Si les insulaires des Sporades peuvent maintenant apporter leurs provisions au marché sans s’écorcher la plante des pieds aux aspérités des sentiers, c’est à lui qu’ils le doivent. Aristarchi fut souvent mon guide dans mes visites à la belle société de Chio, et dans mes excursions aux villages épars dans l’intérieur de l’île. Quand il faisait trop chaud pour sortir, nous restions des heures à causer dans sa chambre, parmi les mille souvenirs qu’il avait rapportés de sa vie errante. Je ne saurais dire combien j’ai recueilli, dans ces entretiens, de faits inconnus, de notions précises et d’idées neuves, ni combien j’ai profité au contact de cette sensibilité très riche, où des acquisitions anciennes s’amalgamaient avec l’éducation moderne, et où les hérédités d’une race fière, combinées avec les souvenirs sinistres de plusieurs siècles de servage, s’alliaient à toutes les délicatesses d’un gentleman contemporain. Il n’est guère de moment, dans cette belle vie de loisir et de rêve, où je ne retrouve le souvenir de James Aristarchi.

Le lendemain de mon arrivée, l’hôtelier Bathy m’apporta dès le