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et ses deux filles avaient revêtu leurs plus belles toilettes, et nous causâmes quelque temps avant de nous mettre à table. Le commandeur me dit qu’il avait autrefois une maison bien plus belle, mais qu’elle avait été entièrement détruite par le tremblement de terre. Ce tremblement de terre ! l’agent consulaire en parlait avec effroi, et aussi avec quelque fierté. Ce désastre avait été, tout à la fois, le plus terrible et le plus beau moment de sa vie ! Les navires français de la division navale avaient mouillé en rade ! Le consul-général de Smyrne était venu « pour se rendre compte de la situation. » Chaque jour, des canots officiels traversaient le port, allant de l’agence consulaire aux croiseurs. Et, de tous les villages, les malheureux paysans venaient invoquer le commandeur Spadaro, pour qu’il voulût bien signaler leur misère à l’amiral des Français. Mon hôte me racontait tout cela, et appelait parfois au secours de sa mémoire ses deux filles qui, élevées au couvent des religieuses de Tinos, parlaient notre langue très correctement. Puis, il me montrait la photographie du consul-général Pélissier de Reynaud, en grand uniforme, et le portrait du capitaine de frégate de Montesquiou, commandant du Bouvet.

— Un descendant de l’auteur des Lettres persanes, ajouta le digne homme, d’un air entendu.

Après le café, qui fut servi dans de petites tasses, à la manière ottomane, le commandeur disparut un moment. Quand il revint, il avait au cou, et sur la poitrine, tout un assortiment de décorations, qui brillaient lorsqu’un rayon, à travers les volets clos, venait se poser sur les croix d’émail bleu, les médailles de vermeil, et les cordons de soies multicolores. Un peu ébloui, je remarquai que l’agent consulaire tenait à la main une casquette galonnée d’argent.

C’est dans cet équipage qu’il me conduisit au konak. J’étais un peu honteux de mon casque de liège, et du veston peu décoratif que m’avait vendu le tailleur athénien Aïdonopoulo. Les représentans des diverses puissances étaient déjà devant la porte, et échangeaient froidement des poUtesses diplomatiques. Nous montâmes, d’un pas assuré, les degrés du perron. Un gros officier à épaulettes d’or se promenait, sanglé et botté, dans le vestibule.

Hast our, cria vigoureusement un tchaouch.

Et deux factionnaires, dont un nègre, nous présentèrent les armes. En même temps, un orchestre, composé d’une peau de chien tendue sur un vase de terre, d’une mandoline et d’une petite flûte, appelée zurna, attaqua une espèce de danse de guerre, où je reconnus la Marseillaise.

Dans la petite salle des audiences, pauvre chambre meublée d’un tapis vulgaire, et d’un divan recouvert de toile grise, Kiémal-Bey, gouverneur du sandjak de Chio, est assis sur une chaise, devant