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un petit bureau d’acajou. Son excellence étouffe dans une redingote noire, plastronnée d’or et toute raide de broderies. Le moutessarif nous fait un aimable accueil, et nous dit dans le français le plus correct : « Messieurs, je suis désolé ; ces gens écorchent vraiment par trop votre chant national. »

Figure étrange et curieuse, ce Kiémal-Bey n’a presque pas les caractères extérieurs de sa race. Jamais on ne prendrait pour une tête de Turc ce visage puissant, rayonnant d’intelligence, couronné d’une large chevelure, qui déborde, en boucles abondantes, sous le fez officiel. Ce préfet turc est en effet un Albanais, et de plus un poète ; c’est même, au dire des orientalistes, le seul vrai poète dont la civilisation ottomane puisse s’enorgueillir. On a dit que les Turcs sont parfois des poètes qui n’ont écrit qu’avec le sabre. Kiémal a voulu écrire avec la plume. Hélas ! ses efforts n’ont guère servi qu’à donner au facétieux diplomate Fuad-Pacha l’occasion de faire un calembour médiocre. Une de ses tragédies était intitulée Patrie, et comme il n’y a pas, dans la langue turque, d’équivalent à ce mot, l’auteur dut emprunter au persan le vocable vathan,

— Comment voulez-vous que nous restions en Europe ? dit Fuad, après dîner, chez l’ambassadeur de Russie. Nous n’avons qu’un mot pour désigner notre pays ; et ce mot, c’est : Va-t’en !

Kiémal a vécu à Paris pendant de longues années ; il écrivait alors des articles qui parurent suspects au gouvernement impérial. C’est ce qui explique la médiocrité de sa carrière et la lenteur de son avancement. Avec moins d’indépendance et de vivacité d’esprit, il aurait pu devenir, tout comme un autre, ambassadeur, ministre, grand-vizir. Il gouverne les Chiotes, tandis que de grosses têtes, solennelles et vides, président aux délibérations du divan. Et puis, sa littérature a effarouché ses compatriotes. Elle l’a rendu célèbre et redouté, populaire et légèrement suspect d’hérésie. Quelques ulémas racontent avec mystère qu’il a été républicain dans sa jeunesse. Comme il n’y a pas de Bastille en Turquie, la Sublime-Porte a exilé cet homme de lettres dans l’Archipel, et, dit-on, tâche par tous les moyens de le réduire au silence. Louis XIV pensionnait les écrivains, et abaissait sa morgue royale jusqu’à les prier de vouloir bien se donner la peine d’écrire. Si j’en crois les mauvaises langues, Kiémal-Bey reçoit une pension pour interrompre la rédaction de son Histoire de l’empire ottoman. Voilà comment les ministres de sa hautesse encouragent l’essor des lettres[1].

L’insupportable défilé de fonctionnaires, saluant gravement en portant leur main droite à leurs pieds, à leurs lèvres et à leur front ! Kiémal-Bey se consolait comme il pouvait, en nous parlant de

  1. Kiémal-Bey est mort depuis le voyage de l’auteur de cet article.