Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 114.djvu/896

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. de Montaiglon : s’inspirant du texte de Condivi, le biographe qui écrivit presque sous la dictée de Michel-Ange, il considère ces statues, liées à la façon des prisonniers, comme les personnifications des Arts libéraux : la Peinture, la Sculpture et l’Architecture, chacune représentée avec ses attributs caractéristiques, de manière à être facilement reconnue. « Elles expriment en même temps que toutes les vertus sont prisonnières de la Mort avec le pape Jules et qu’elles ne sont pas pour trouver jamais quelqu’un pour les favoriser et les entretenir comme lui. »

Il est impossible d’imaginer un contraste plus éloquent que les deux Prisonniers ou Esclaves du Louvre. L’un, un adolescent, debout, les yeux fermés, un bras pressé contre sa poitrine, l’autre levé et soutenant sa tête fatiguée, a renoncé à la lutte ; épuisé par ses efforts, il s’est endormi du sommeil doux et tranquille de la jeunesse ; un sourire erre sur ses lèvres ; pour quelques instans, il est au-dessus des doutes et des misères d’ici-bas (Springer s’est figuré à tort qu’il agonisait). Tout autre est son compagnon, un lutteur dans la force de l’âge ; les deux mains liées derrière le dos, un pied posé sur le sol, l’autre sur un bloc de pierre, il lève vers le ciel des regards ardens, autant pour supplier que pour protester : dans ce regard, l’artiste a mis tout son cœur, toute son âme, son farouche amour de la liberté et de la justice. Ce n’est plus une figure symbolique que nous avons devant nous ; c’est Prométhée lui-même, Prométhée fixé sur son rocher par une volonté implacable et défiant encore les dieux. Admirable exemple de la force morale qui reste à l’homme quand le corps est réduit à l’impuissance.

On le voit, subitement, toutes les idées de charité, d’humilité, de rédemption, s’effacent chez Michel-Ange pour faire place aux plus éloquentes protestations contre la destinée humaine ; par un de ces courans mystérieux qui unissent les grands esprits de toutes les époques et de tous les pays, l’artiste du XVIe siècle revient aux drames de l’Olympe grec, mais en leur donnant une portée bien autrement haute. On dirait, en effet, que ces gigantomachies, si populaires dans l’École de sculpture de Pergame, se sont imposées à l’imagination ardente de Michel-Ange. Seulement, chez lui, ce ne sont plus des êtres animés luttant contre d’autres êtres ayant la forme humaine : c’est l’homme luttant avec les forces invisibles, avec les forces que sa foi de chrétien défendait à Michel-Ange de mettre directement en scène.

Ces révoltes, ces suprêmes audaces, suivies de châtimens terribles, dont la mythologie nous a conservé le souvenir, l’artiste du XVIe siècle s’y est attaqué plus d’une fois. Deux dessins montrent,