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et pénibles luttes pour l’existence, puis mise à deux doigts de sa perte par le boulangisme, sauvée de ce péril par un incroyable manque de cœur chez l’homme qui la tenait à la gorge, elle avait enfin lassé la haine de ses adversaires, désarmé les défiances et les dédains de l’Europe monarchique ; elle faisait presque oublier les lourdes fautes de ses fondateurs, la faiblesse et l’esprit de parti de leurs continuateurs. Depuis trois ans, tous les bonheurs conspiraient à la grandir. Les souvenirs de l’Exposition universelle et de Cronstadt la paraient d’une double auréole de richesse et de force ; elle resserrait chaque jour ses liens d’amitié avec un puissant empire, tandis que les attaches factices de la triple alliance se détendaient visiblement ; le vicaire du Christ, dans ses veilles du Vatican, semblait ne penser et n’écrire que pour fortifier sa fille de prédilection, la France. La république fondait un immense domaine colonial ; après quelques déboires, tout lui réussissait sur ce continent africain où les autres nations essuient une série de revers ; pour la première fois depuis trop longtemps, le bel exploit du Dahomey faisait passer un frisson d’orgueil dans les tristes plis du drapeau ; un chef militaire se révélait là-bas, et nos cœurs légers de Gaulois, si prompts à l’espoir, tressaillaient aussitôt de la pensée unique : Si c’était lui, le réparateur de la défaite ?.. Au dedans, le gros des anciens partis se ralliait ; abandonnés par leurs électeurs, les derniers irréconciliables désertaient le combat. Ces affaires prospères paraissaient conduites par un cabinet où des hommes d’expérience et de valeur remplaçaient les bohèmes inquiétans des premiers essais républicains ; de l’aveu des adversaires eux-mêmes, ce cabinet, déparé seulement par un fâcheux qui brouillait les cartes, réunissait quelques-uns des plus réputés parmi nos vétérans politiques, et quelques nouveaux-venus désignés aux grandes charges par leurs talens incontestés. Le ministère avait survécu à de grosses difficultés, à une grève particulièrement maligne, à la panique suscitée par un horrible attentat. Voilà qu’à l’improviste, dans cette marche triomphale, il vient buter sur le cadavre d’un agioteur obscur ; et l’on se demande si toute la machine gouvernementale, si la république et l’ordre social ne s’effondrent pas du même coup, dans la même fosse.

Est-ce donc l’incident en lui-même qui est si formidable ? Dépouillé des circonstances dramatiques où l’imagination populaire s’exalte, il se réduit à ceci : on voit clairement aujourd’hui ce que l’on soupçonnait depuis longtemps ; une grande entreprise, dont le succès fut toujours douteux, a été livrée à la curée des rapaces ; elle a ruiné quantité de petites gens pour engraisser bon nombre d’intermédiaires ; et parmi ces derniers, il y a chance de rencontrer