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Ceci nous ramène à des considérations plus générales. Oublions les vilaines éruptions de l’heure présente ; recherchons le mal profond qu’elles décèlent, les causes premières auxquelles je faisais allusion en commençant.


II.

Naguère encore, quand on rattachait la faiblesse et l’instabilité de nos organismes politiques au faux équilibre de la société, portant de tout son poids sur un seul pilier, le pilier d’argent ; quand on recherchait l’étroite corrélation entre cette infirmité sociale et le positivisme scientifique, le nihilisme intellectuel, le matérialisme pratique, — on était traité de philosophe nébuleux et d’esprit chagrin. Voici que les yeux s’ouvrent à la lumière des événemens ; chacun pense, dit, imprime ce que nous avions crié dans le désert. Naguère encore, on était accusé d’emboîter le pas aux pires démagogues, quand on signalait la reconstitution d’une féodalité industrielle et financière. Voici que des observateurs calmes et graves constatent la chose et acceptent le mot. En passant par leur bouche, ce mot perd son acception odieuse et déclamatoire ; ceux qui le repousseraient comme une injure, parce que leurs préjugés flétrissent à la légère toute une période de notre ancienne histoire, ceux-là ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes, si en condamnant cette période ils se condamnent du même coup.

Des causes présentes à l’esprit de chacun ont prodigieusement accru depuis cent ans la richesse réelle et enflé plus encore la richesse fictive. Il n’est pas exact de dire que cette richesse s’est concentrée sur quelques têtes, car presque toutes les conditions en ont plus ou moins bénéficié ; mais, dans les mains des habiles ou des heureux qui prélèvent les grosses parts, elle acquiert un relief d’autant plus blessant qu’il est unique, et un pouvoir qu’on ne lui connaissait pas autrefois. L’ancien ordre de choses opposait à la puissance factice de l’argent la puissance idéale de la religion et la puissance naturelle de la force physique ; ces deux dernières avaient créé des contrepoids nombreux : privilèges et prééminence du sacerdoce, de l’état militaire, de la naissance, des charges de cour et de magistrature. Après la disparition de ces contrepoids, après le grand effort de la Révolution pour établir l’égalité théorique, l’argent est monté irrésistiblement au sommet du corps social, comme monte au-dessus du taillis un arbre en pleine sève, quand on abat les voisins qui lui disputaient l’air et la lumière.