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devant la loi. — Supposons par impossible que la loi ne se plie pas aux mœurs, qu’elle n’ait jamais d’accommodemens, de tempéramens, tout au moins, pour la fortune ; la protection qu’offre la loi contre ce pouvoir supérieur n’a que la valeur d’un sursis, puisque tous les faits sociaux sont subordonnés à ce fait primordial, la nécessité de vivre, qui ramène toujours l’employé sous la dépendance de l’employeur. Faut-il prouver que la plus haute consécration de la force, l’autorité politique, est à la disposition des gros capitaux, directement ou indirectement, à leur choix ? Certes, malgré les scandales de l’heure présente, je suis persuadé que l’achat, au sens grossier et coupable du mot, est une très rare exception. Mais ce qu’on appelle une grosse influence donne l’autorité politique ; et qu’est-ce qu’une grosse influence fondée sur l’argent, sinon le dernier terme d’une longue série d’achats, d’ailleurs parfaitement licites ? De même, il y a huit cents ans, c’était le dernier terme d’une longue série de vaillans coups d’estoc. — Je m’arrête ; poussez l’analyse dans toutes les directions d’idées ; si vous n’y retrouvez pas la substitution du droit de l’argent au droit de l’épée, c’est que la douceur apparente et l’extrême complication des moyens actuels vous auront dérobé la similitude des résultats obtenus dans les deux cas.

Aurais-je donc fait ici un plaidoyer contre le capital ? Pas le moins du monde. Ce serait plutôt un plaidoyer en sa faveur, si l’on accorde que la féodalité eut sa raison d’être, son utilité, sa grandeur. Elle constitua les nations européennes avec les élémens incohérens du monde barbare, elle prépara notre civilisation. La féodalité industrielle et financière achève cette civilisation ; elle aura été un merveilleux instrument de progrès matériel ; par elle se sont réalisés les rêves magiques de la science ; nous lui devons pour une bonne part les transformations dont nous sommes témoins. Quand une grande force domine toutes les autres, c’est qu’elle était nécessaire aux intentions de l’histoire, justifiée par conséquent. Des esprits simples et violens peuvent seuls désirer l’extinction brutale de cette force. Il s’agit aujourd’hui de la protéger contre ses propres excès, contre les réactions inexorables qui la menacent ; et pour cela il faut limiter son domaine, lui opposer des forces antagonistes qui rétablissent l’équilibre social, émanciper graduellement les faibles trop foulés par quelques-uns des engrenages qu’elle actionne. Ceux qui nieraient l’urgence d’une réforme dans ce sens, je les renverrais à l’énergique et sobre tableau du monde moderne, tracé en quelques lignes dans l’encyclique pontificale : « D’une part, la toute-puissance dans l’opulence, une fraction qui, maîtresse absolue de l’industrie et du commerce, détourne le cours des richesses et