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pas douter, le frisson de l’infini, mais provoqué par des formes sonores parfaitement arrêtées et précises. Il serait facile de le montrer et d’insister sur la coupe symétrique des strophes de Dalila, sur la régularité de l’accompagnement, l’équilibre des périodes, les réponses de l’orchestre à la voix, le renversement et la correspondance exacte des parties. Il serait facile enfin de trouver encore ici dans le nombre et la mesure les suprêmes raisons de la beauté, et de louer le musicien biblique avec les paroles de la Bible : Omnia in numéro et mensurâ disposuisti.

Un autre chant d’amour a la même grandeur que le duo, et cela grâce aux mêmes moyens : c’est l’air de Dalila à la fin du premier acte. Là encore l’infini du sentiment tient comme en raccourci dans une forme limitée et pure. Cet air est pensé, composé, écrit ainsi que les pages impérissables ; avec la même sûreté, la même netteté d’idée et de facture, avec la même méthode et la même eurythmie. On pourrait l’analyser comme un modèle du plus grand style musical. Quelle poésie, quel charme, avec quelle sagesse ! Quel abandon à l’inspiration, mais quelle possession de soi et quelle maîtrise ! Pas un effet cherché au loin ; très peu de notes, évoluant lentement autour d’une note centrale qui les rappelle et les rassemble toutes ; les unes aussi légères que des caresses ; les autres, plus appuyées au contraire, chargées et lourdes de volupté. Printemps qui commence, portant l’espérance ! j’aime sur ce dernier mot le grand intervalle franchi mollement. Puis, quand vient le reproche amer : En vain je suis belle ! j’aime surtout la chaude effusion des violens renforçant la mélodie, j’aime cet orchestre accourant tout entier au secours de cette voix, j’aime cette poussée instrumentale et ce flot d’harmonie portant, comme un flocon d’écume à la crête des vagues, le provocant appel de l’enchanteresse. Enfin j’aime à sentir, sous le charme, et quand il le faut, sous le trouble de cette musique, la vigueur et la franchise, des muscles plutôt que des nerfs ; rien de mou, rien d’efféminé ; la sensualité sauvée par la grandeur ; voilà bien la douceur des forts et le rayon de miel dans la gueule du lion.

De tant de belles pages, la plus belle pourrait bien être le lamento de Samson aveugle et tournant la meule. Je ne connais pas en musique d’aussi admirable expression du repentir ; je n’en connais pas de plus admirable en poésie, et si David chanta les psaumes de la pénitence, c’est ainsi qu’il dut les chanter. Gluck lui-même, le maître des sublimes douleurs, avouerait, que dis-je, il envierait peut-être cette mélopée humiliée, contrite, où la honte et le regret du péché laissent encore tant de grandeur et de noblesse. Ici, comme partout ailleurs, classique est l’inspiration et classique la