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domaine étaient rasées. La guerre se faisait à crédit, la famine décimait l’armée, et les soldats demandaient lamentablement à leurs généraux le pain quotidien. Pour vaincre, les alliés comptaient moins sur leurs troupes que sur notre détresse financière. Pour sauver la France, il ne fallait rien moins qu’un miracle : le mot est dans Desmarets comme dans Saint-Simon. Grâce à 30 millions d’or et d’argent que rapportèrent des mers du Sud et prêtèrent au roi les armateurs malouins, et à ÛO millions qu’on tira encore des traitans en 1709 ; grâce à l’héroïque boucherie de Malplaquet et à la pitié intéressée de la reine Anne ; grâce surtout à Denain, le « miracle visible » attendu par Saint-Simon se fit, et Louis XIV put du moins commencer à descendre avec majesté, selon l’expression risquée, mais expressive de Michelet, le Niagara de la banqueroute où allaient s’engouffrer ses successeurs.

Cependant les partisans trouvaient honneur et profit dans la honte et dans la détresse publiques, et ne savaient pas s’en taire. À Samuel Bernard, qui se vantait d’avoir soutenu l’État, quelqu’un de la cour répliqua pour tous qu’il l’avait soutenu comme la corde soutient le pendu. Au fond, le pouvoir avait pour ces corsaires, qui le rançonnaient effrontément, les bonnes grâces grimaçantes d’un fils de famille aux prises avec un usurier. Aussi les laissera-t-il avec une joie secrète tomber en proie au mépris public dont les pamphlets et la scène allaient être les organes, en attendant qu’il satisfît sa sourde colère par les rigueurs de ses enquêtes et de ses chambres de justice.

Même patelinage et même irritation chez les nobles à l’endroit des traitans. Au temps des Caractères, leurs voleries et leurs ridicules n’indignaient guère que des philosophes clairvoyans comme La Bruyère, ou envieux et chagrins comme le provincial dont se moque si agréablement Gourville dans ses Mémoires ; mais la noblesse s’accommodait aisément des financiers, moyennant finances. Un bon mot vengeait alors d’une mésalliance ou d’une impertinence : Il faut bien fumer ses terres, dira Mme de Grignan, pour se consoler de marier son fils à la fille du financier Saint-Amand. « Les millions sont de bonne maison, » ajoutait la spirituelle grand-mère ; et puis ne fallait-il pas payer la cruelle chère de Grignan et se tirer des pattes de La Reinié, la marchande à la toilette qui apportait si bruyamment ses notes jusque chez M. le lieutenant-gouverneur de Provence ? À quelqu’un qui la plaint de faire antichambre chez Berryer, un champignon de la finance, mêlée à la foule des laquais, Mme Cornuel confiera : « Hélas ! j’y suis fort bien, je ne les crains point tant qu’ils sont laquais. » Mais voici qu’ils ont l’oreille du roi et le pas-devant sur les ducs et pairs.