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lentement, à petites gorgées, très silencieux, tandis qu’au dehors le soleil embrase le chemin blanc, et que des oiseaux dorment, la tête sous l’aile, parmi les feuilles de pampre, au-dessus du bon nizam qui a repris, lui aussi, son somme interrompu.

Enfin, le pacha, tendant vers nous son grand nez qui s’allonge sous le front fuyant et le fez rejeté en arrière, nous adresse quelques mots d’un air éteint. Nedjib parle mal le français et ne le comprend que si l’on prononce les mots très lentement ; par-dessus le marché, il est un peu sourd, ce qui complique singulièrement les difficultés de la conversation. Nous comprenons, toutefois, que le # général est fort inquiet : il y a une maladie sur les oranges. Comment faire ? Est-ce que le célèbre Pasteur n’inventera pas quelque nouveau remède pour détruire ce fléau ? Nous rassurons de notre mieux son excellence, et nous tâchons, par des transitions savamment graduées, de passer de la maladie des oranges à l’objet de notre visite. Le liva écoute, d’un air défiant, les explications du commandeur Spadaro, essaie de me décourager en m’assurant que je ne trouverai rien, et finalement propose de me guider en personne dans mes recherches archéologiques.

La caserne est construite en terre battue, consolidée par des pans de bois et par quelques assises de pierres de taille. Deux factionnaires portant l’uniforme bleu de l’infanterie, quelques officiers de grade incertain, sont debout sur le perron de l’entrée. L’approche de notre cortège et la vue du général mettent tout le monde sur pied. Quand nous passons devant les guérites, une voix formidable retentit : Hast our ! Les sentinelles présentent les armes. Les hommes du poste se lèvent et saluent. Le clairon sonne…

À ce moment, Nedjib-pacha m’a paru tout autre ; son visage a pris une expression que je ne lui avais point vue tandis qu’il regardait, à travers sa loupe, la peau picotée de son orange malade. Il s’est redressé dans sa tunique noire, sobrement ornée, aux manches, de trois galons d’or, et soudain, il m’a paru très grand… Une vision rapide de la vieille Turquie, nation militaire que la paix use et épuise, a illuminé brusquement cette pauvre caserne mal tenue. Confusément, j’ai revu, comme en un songe, vite effacé, les splendeurs de Soliman le Magnifique, la gloire éclipsée de la Horde, l’héroïsme de cette résistance désespérée, dans un camp retranché qui se rétrécit de plus en plus, et j’ai pensé qu’avant la solution de la question d’Orient, il y aura encore de nouveaux Plewna.

Nous traversons des corridors, des chambrées où les sacs gisent à terre, et où les râteliers de fusils dénotent un astiquage insuffisant, des salles obscures où des paperasses, sans doute les archives du régiment, dansent sur le sol, entraînées en gais tourbillons par