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plantes heureuses, que la pensée ne fatigue pas, qui poussent en pleine terre et en plein soleil, loin des contraintes et des entraves inventées par notre civilisation.

Je quittai Pyrghi avec regret. J’aimais peut-être encore mieux ce village dans sa simplicité de tous les jours, que dans sa parure de tête. Je ne me lassais pas de regarder ces ruelles ensoleillées, compliquées d’arceaux, d’appentis, de toits en surplomb, de maçonneries dures, où couraient des plantes grimpantes, toutes vermeilles de fleurs. Au seuil des maisons, les vieilles, les mains croisées sur un bâton, se chauffaient au soleil. Le soir, les jeunes filles allaient puiser de l’eau à une fontaine, hors du village, dans un chemin fleuri d’asphodèles ; elles portaient sur leurs épaules avec une grâce antique des vases de grès ; et c’était une procession de formes blanches dans le crépuscule embaumé.

Je partis un beau matin, réveillé dès l’aurore par des abois de chiens, des fanfares de coqs, l’enclume d’un forgeron qui sonnait à coups rythmés et rapides, et les appels aigus d’une voisine qui hélait son fils : « Eh ! Nestor… Eh ! Nestor… »

Sitôt qu’on a dépassé la porte de Pyrghi, on est au cœur des plantations de mastic. C’était justement la saison de la récolte. Le temps était gai, charmant : un bon vent tempérait de fraîches bouffées l’ardeur de l’été. On sentait la présence bienfaisante de la mer, cachée par les montagnes prochaines. Les petites feuilles lustrées des lentisques luisaient sur les branches tordues, un peu au-dessus du sol. La résine, lentement distillée, perlait en larmes transparentes aux blessures du tronc, et tombait, goutte à goutte, sur des toiles étendues ou sur de minces couches de cendre. Les filles de Pyrghi recueillaient soigneusement, en prenant garde de la souiller de terre, la précieuse manne, semblable à une rosée d’ambre pâle. J’aperçus parmi ces travailleuses matinales Marou lanniri. De loin, à travers le chemin où flottait un arôme subtil de lavande sèche, elle me lança, de sa voix claire, dans son langage enfantin, des paroles d’adieu…

Hélas ! pourquoi faut-il que sur les délices de cette île longtemps heureuse flotte encore un affreux cauchemar de violence et de sang ? Le massacre de 1822 a laissé à Chio des traces visibles et des souvenirs vivans. Au couvent de Saint-Minas, un vieux moine m’a montré le plus effrayant reliquaire qu’il soit possible de voir. La chapelle de ce couvent a été brûlée ; on n’y peut plus dire la messe ; mais on a voulu que cet asile fût consacré à ceux qui furent tués injustement, et qui attendent encore la vengeance qu’on leur a promise. Les ossemens des massacrés, pieusement ramassés dans les champs d’alentour, ont été amoncelés dans la nef et sur