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idiome étranger, l’expression et la saveur qui lui sont propres. La liqueur qu’on transvase perd toujours quelque chose de sa couleur, ou de sa saveur, ou de son parfum. » — Eh bien, les sermons populaires du XIIe et du XIIIe siècle, que nous n’avons plus qu’en latin, sont de la liqueur transvasée.


II

On distingue et on oppose fréquemment le moyen âge et les temps modernes. À bon droit. Mais il faut distinguer davantage. « Moyen âge » est une expression générique qui sert à désigner des momens très divers de l’histoire de l’esprit humain. Jamais siècles voisins, par exemple, n’ont été plus différens l’un de l’autre que ces deux grands siècles littéraires, le XIIe et le XIIIe. Il y a des abîmes entre le temps de saint Bernard et celui de saint Thomas. — Le XIIe siècle, c’est l’âge de la renaissance médiévale, presque aussi intéressante que l’autre, bien qu’elle ait été moins féconde : âge de raffinemens esthétiques, de culture quintessenciée, en littérature, et de fécondité créatrice en art. Les écrivains de ce temps, d’ailleurs barbare et débordant d’énergie grossière, se sont guindés aux sommets du mysticisme et de l’élégance cicéronienne et virgilienne. Les artistes (architectes, sculpteurs, verriers) ont réalisé avant 1130 les plus purs chefs-d’œuvre romans, et, pendant la seconde moitié du siècle, les plus délicates merveilles du style gothique. — Les hommes du XIIe siècle ont été amoureux, en un mot, de la beauté ; ceux du XIIIe ont brûlé, au contraire, d’une passion austère pour la science, la raison, la philosophie, la vérité. Ils ont décrété la vanité de la littérature. De même que nous rayons aujourd’hui des programmes classiques les vers et les discours latins, vestiges d’une rhétorique surannée, pour y substituer des notions positives de mathématiques et de chimie, exprimées en formules brèves, claires seulement pour les initiés, de même les universités, vers le temps d’Innocent III, ont remplacé par des notions (qu’elles croyaient positives) d’aristotélisme, condensées en langage chiffré, les subtilités grammaticales et les allégories poétiques qui avaient régné auparavant dans les écoles. Le XIIIe siècle s’est occupé de substances, d’essences et de combinaisons abstraites ; il a trop dédaigné la forme, la couleur et la vie. On l’admirera toujours, mais on ne l’aime pas : il a eu horreur d’être aimable. Érasme et ses amis, après l’avoir criblé d’épigrammes, l’ont enjambé, pour ainsi dire, afin de fraterniser avec ces lointains précurseurs de leurs doctrines, ces très anciens humanistes, Hildebert, Gautier de Châtillon, si durement chassés, vers 1200, de la république des lettres par la horde des métaphysiciens.