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— Il ne faut donc pas s’étonner que les prédicateurs du temps de saint Louis ne ressemblent en aucune manière à ceux de la période précédente. L’éloquence sacrée fut entraînée, comme toutes les autres formes de l’art, dans le torrent de la révolution scolastique.

Les orateurs en renom étaient, au XIIe siècle, des stylistes consommés, nourris à la forte école de Priscien et de Donat, fidèles conservateurs de la tradition antique. Ils avaient des scrupules, des mièvreries et des susceptibilités de beaux esprits. Pierre de Celle enviait naïvement la bonne fortune de l’archange Gabriel qui, lui, n’a jamais commis de solécismes ; rhéteur émérite, il nous apprend qu’il ne savait comment satisfaire les personnes qui lui demandaient des exemplaires de ses œuvres. On se passait, en effet, de main en main, copie des morceaux réussis. Abailard envoyait galamment ses sermons à l’abbesse du Paraclet. On échangeait, entre monastères, des recueils homilétiques, comme, plus tard, les hôtes des cours italiennes échangèrent des pastiches de Tite-Live, pour quêter des approbations ou solliciter des conseils : Hugues de Saint-Victor prêtait ses homélies sur l’Ecclésiaste à l’abbaye de Clairvaux ; saint Bernard, les siennes sur le Cantique des cantiques à Bernard le Chartreux. Bernard de Cluni, soumettant les produits de son inspiration à un « aristarque » anonyme, prenait soin de joindre au manuscrit un grattoir pour effacer les mots « douteux au jugement. » « Recevez, très cher frère, ce petit présent que je vous ai promis… » On devine à ces dédicaces musquées, à ces réticences, à ces coquetteries, que l’éloquence qui circulait ainsi devait être très soigneusement travaillée et légèrement précieuse. C’est une induction qui n’est pas contredite par les monumens qui subsistent.

Les chroniqueurs racontent merveilles de l’action exercée sur les foules par les improvisations passionnées des prédicateurs des croisades, comme Pierre l’Ermite et Foulques de Neuilli, et de certains prédicateurs hétérodoxes, comme Tanchelm et Pierre de Bruis ; les biographes ne tarissent pas sur les effets miraculeux de l’éloquence de saint Norbert, de saint Anselme, de Robert d’Arbrissel ; mais, de tant de paroles, aucun écho n’est parvenu jusqu’à nous. D’autre part, nous avons quelques sermons de clercs qui se sont illustrés par des écrits poétiques ou philosophiques, comme Hildebert, Pierre de Blois, Alain de Lille ; mais ces sermons sont malheureusement peu nombreux, médiocres : ou bien ces personnages n’étaient pas nés pour la chaire, ou bien la meilleure partie de leur bagage a péri ; on est en droit de négliger ce qui en reste. — Pour juger, autant que cela est possible aujourd’hui, la