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cieux n’est point promis à la parole, et que la sainteté est plus nécessaire que l’éloquence. » En dépit de ces protestations artificieuses qui ne trompaient personne, tous les Victorins ont été dévorés du souci de bien dire, et leurs œuvres, quand elles sont anonymes, se reconnaissent à une certaine gravité noble, sans abandon, qui était comme l’uniforme de la maison. Sous cet uniforme transparaissent d’ailleurs des différences individuelles. Quelques physionomies originales, celles d’Hugues de Saint-Victor, du prieur Gautier, de maître Achard, se détachent avec vigueur.

Après saint Augustin, patron de l’ordre victorin, Hugues de Saint-Victor, magister Hugo, était la gloire, le maître et le modèle de nos chanoines ; maître Hugues, qui fut, suivant l’expression du cardinal de Vitri, « la harpe du Seigneur, l’organe du Saint-Esprit. » M Sa mémoire est demeurée parmi nous comme un parfum délicieux, comme un concert dans un festin. » Ce n’est pas à titre de prédicateur qu’il est surtout célèbre ; cependant, ses homélies sur l’Ecclésiaste, que des générations de clercs ont sues par cœur, ne laissent pas de contribuer à sa renommée. Il s’y applique, en vrai fondateur de la tradition victorine, à démontrer la faiblesse de l’esprit humain réduit à ses propres forces, a Les plus grands génies philosophiques ont tâtonné dans les ténèbres, » tel est son thème. Il était tout à fait digne de servir de commentateur à l’écrivain désenchanté de l’Ecclésiaste : « Celui qui affirme se trompe ; celui qui nie se trompe. Dieu a livré le monde à leurs disputes ; et lui, il demeure caché jusqu’à la disparition de ces artisans de mensonges. » Quant à son style, toujours correct, il l’agrémente d’images éclatantes qu’il emprunte volontiers aux forces et aux phénomènes de la nature. « Autant, dit-il, il y a de propriétés dans les objets visibles et corporels, soit dans leurs qualités internes, soit dans leurs qualités externes, autant on peut trouver d’applications pour la vie intérieure de l’âme. » L’âme humaine, c’est tour à tour l’arbre, le nuage, le lis, le navire. Hugues excelle à manier ces métaphores, à prolonger ces allégories qui plaisaient tant aux hommes d’autrefois : « il n’y a que lui, dit un bon juge, pour les interpréter sur ce ton à la fois majestueux, simple et tendre. »

Hugues de Saint-Victor est mort en 1141. La royauté qu’il avait exercée dans le cloître fut partagée, après lui, entre Achard et Gautier. — Achard, abbé de monastère, puis évêque d’Avranches, fut entouré jusqu’à sa mort, arrivée en 1171, d’une grande réputation ; mais le discrédit qui frappa bientôt après l’école victorine, en même temps que toute littérature, l’a fait injustement oublier : ses sermons sont encore inédits. Ils mériteraient cependant d’être connus. S’ils étaient convenablement traduits en