Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/192

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leur jour, établis sur des principes solides et poussés avec éloquence ; on se contente de les proposer sèchement et de les appuyer sur quelques passages de l’Écriture pris dans un autre sens que le naturel. » Les sermons « scolastiques » du XIIIe siècle sont en effet caractérisés par un appareil rebutant de divisions, de subdivisions, de définitions, de distinctions, emprunté à la méthode des logiciens ; et par l’emploi exclusif de cette langue barbare, forgée à Séville et à Tolède par les philosophes arabisans, qu’Abailard n’aurait pas comprise. Ils sont à peu près inintelligibles si l’on n’a pas fait de ce dialecte convenu une étude particulière ; et quand on a réussi à les entendre, Ellies Dupin n’a pas tout à fait tort, ils sont encore fastidieux. Quelles accumulations de textes, quel pédantisme, quelle lourdeur ! « Il fallait savoir prodigieusement, suivant le mot de La Bruyère, pour prêcher si mal. » Lisez le meilleur orateur de l’école, saint Thomas d’Aquin : comme tous ses contemporains, il traîne, dans ses sermons authentiques, un pesant bagage de citations ; il en torture le texte, avec ordre, d’un air triste, pour en tirer ce qui n’y est pas ; il produit des thèses frivoles pour en démontrer la frivolité ; il ne se singularise que par les profondes réflexions qui jaillissent parfois, à l’improviste, de son puissant cerveau, ordinairement appliqué à de chimériques commentaires. Seul peut-être, parmi les docteurs fameux de l’Université de Paris, Bonaventure a su laisser glisser de ses épaules, lorsqu’il prêchait, le manteau magistral ; seul, à travers le grillage des argumentations obligatoires, « ce tendre médecin des cœurs malades » a su faire entendre des paroles humaines et douces. « S’il y a quelques mouvemens de l’âme chez saint Bonaventure, dit M. Victor Le Clerc, c’est qu’il accepta moins l’apprentissage servile que l’école imposait aux plus nobles esprits. » — D’ailleurs, les doctes théologiens, émules ou disciples de Thomas d’Aquin ou de Duns Scot, ont été bien punis d’avoir voulu convaincre à tout prix en des matières où il suffit d’émouvoir, et démontrer ce qu’il suffit de persuader. « Je ne vois pas, déclare un auteur de la seconde moitié du XVIIIe siècle, le fruit que peuvent produire leurs sermons sur l’esprit des auditeurs. » Sentence dure, mais légitime. Que valent des argumens rouillés dans une monture grossière ? La postérité a le droit de les dédaigner ; ils ne sont même pas bons à mettre, comme les pièces ciselées des rhétoriciens, sous les vitrines d’un musée[1].

Aussi bien, l’immense majorité des prédicateurs du siècle de

  1. Ajoutons à la décharge des orateurs scolastiques que leurs discours ne nous ont pas été transmis tels qu’ils ont été prononcés. Nous n’en avons que des résumés, des canevas, géométriquement tracés. L’improvisation, brodant sur ces canevas, en dissimulait peut-être la laideur.