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LE SECRET DU PRÉCEPTEUR. 243

toute sa vie. Je le compris à demi-mot. Quelle mission il m’imposait ! Et vraiment il avait bien choisi son homme ! Quelque sympathie qu’il m’inspirât, je les aurais volontiers envoyés au diable, lui et sa confiance. Je résistai à mon premier mouvement. Ne voulant pas qu’il pût me croire hostile à ses projets, je lui donnai l’assurance qu’il serait content de moi, que je plaiderais sa cause auprès de sa mère, en lui disant tout le bien que je pensais de Monique, et je faisais, in petto, la réflexion que si jamais je montais sur les planches, je jouerais au naturel les rôles de confidens de tragédies ; mais tandis que Arcas n’était que le confident du seul Agamemnon, je l’étais de tout le monde.

Nous arrivâmes en dix minutes à cette demeure seigneuriale, possédée depuis quinze ans par des bourgeois pour qui elle n’avait point été construite. Le parc, enfermé de murs, qui s’étendait le long de la Marne, était immense et vraiment princier. La maison aurait pu loger dix familles ; elle n’était habitée que par une mère et son fils et, il est vrai, par un nombreux domestique. De loin en loin, des hôtes venus de Paris ou d’Angleterre en animaient la solitude, surtout dans la saison de la chasse. Le reste du temps, des appartemens entiers demeuraient déserts. M me Monfrin les faisait laver, nettoyer, épousseter, cirer chaque semaine. Son sommeil n’aurait pas été tranquille si elle avait eu au-dessus de sa tête un parquet gras ou poudreux.

Nous l’avions trouvée dans un vaste salon, assise devant un métier à broder. Son fils me présenta, en disant :

— Voici, ma mère, M. Tristan, qui a eu l’obligeance de se déranger pour vous fournir les renseignemens que vous désirez.

Et à ces mots, il se retira discrètement.

M me Isabelle Monfrin, née Wickson, qui avait été belle et s’en souvenait, et qui portait ses cheveux blancs, aussi abondans que soyeux, comme une impératrice porte un diadème, avait beaucoup maigri dans ces dernières années. Sa figure s’était allongée, creusée, et si sa grande taille était droite comme un jonc, ses épaules étaient devenues anguleuses et ses coudes étaient pointus. Elle commença par fixer sur moi ses yeux ronds et durs, semblables à des billes d’agate ; elle faisait l’inventaire de ma personne. Apparemment ma laideur lui parut plaisante, et tout ce qui l’amusait trouvait grâce devant elle. Il y avait sur une table voisine toute une collection du Punch ; elle aimait les caricatures. Il lui vint aux lèvres un sourire, et ce sourire n’était point malveillant. Après m’ avoir examiné des pieds à la tète, elle me soumit à une seconde épreuve en m’adressant la parole en anglais. Elle avait appris que j’étais le professeur de langues de M lles Brogues ; elle était bien aise de savoir quelle espèce d’anglais je leur enseignais. Dès les