Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/251

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

LE SECRET DU PRÉCEPTEUR. 245

l’avant -garde des principes ; ce sont eux qui font les reconnaissances et avertissent le corps d’armée. Les miens ne m’ont jamais trompée... Vous n’avez pas de préjugés, monsieur Tristan ?

— Je tâche d’en avoir le moins possible ; je me flatte pourtant d’être un assez honnête homme.

— Assurément. Vous en avez la réputation, et j’ajoute que vous en avez la mine... Mais passons. Oh ! je n’ai pas de préjugés contre M. Brogues. Quoiqu’il ait des idées singulières et qu’il donne des précepteurs à ses filles, c’est un très honnête homme, lui aussi, très entendu aux affaires et qui a fait sa fortune par des moyens très honorables. Non, je n’ai rien contre M. Brogues. Mais M me Brogues ! .. Je connais à Ëpernay plusieurs personnes qui affirment qu’il y a eu quelque chose ; d’autres prétendent qu’il n’y a rien eu. En pareil cas, on peut être sûr qu’il y a eu quelque chose. Soyez franc, monsieur Tristan, convenez qu’il y a eu quelque chose.

— On a raconté sur M me Brogues des histoires fort ridicules. Je vis auprès d’elle depuis bientôt deux ans ; elle n’a jamais dit ni fait à ma connaissance quoi que ce soit qui puisse me faire supposer qu’elle n’est pas une honnête femme.

— Et moi, je n’aime pas les femmes, reprit-elle, qui ont les yeux si veloutés.

Elle en parlait à son aise, il était impossible de faire le même reproche aux siens.

— Je n’aime pas non plus les mères de famille qui s’en vont chasser toutes seules dans les forêts. Pourquoi ne se fait- elle pas accompagner par son mari ?

— 11 est fort occupé et il n’est pas chasseur.

— Vous ne dites pas ce que vous pensez ; vous avez beau faire, vous êtes un Français... Après tout, ce n’est pas M me Brogues que veut épouser mon fils. Mais, monsieur Tristan, puisqu’il veut absolument entrer dans cette famille, pourquoi, je vous prie, n’est-il pas amoureux de M lle Sidonie, à laquelle je n’ai rien à reprocher ?

— Il m’est aussi difficile, madame, de répondre à votre question que de vous expliquer pourquoi certains oiseaux préfèrent le chènevis au mouron. Aimerait-on si l’on savait pourquoi l’on aime ?

— Eh bien ! moi, je l’ai toujours su ; quand je me suis mariée, je savais très bien ce que je faisais. C’est que j’ai toujours aimé avec ma raison, et si mon fils aimait avec sa raison, il serait amoureux de M lle Sidonie, qui m’a toujours paru une jeune personne fort raisonnable. Est-il vrai, comme on le dit à Épernay, qu’elle ne veuille pas se marier ?

— Son père prétend qu’elle n’épousera qu’un mari fait sur commande, et que le tailleur qui fabrique ce genre d’articles est encore à trouver.