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254 REVUE DES DEUX MONDES.

demeurai tout interdit, épouvanté de mon malheur, auquel l’avant veille j’avais travaillé malgré moi, comme un innocent ou un imbécile que j’étais.

M. Brogues, sa femme et Sidonie avaient quitté le salon, et Monique se disposait à les suivre, quand, revenant tout à coup sur ses pas, elle se planta devant moi et me dit, l’œil étincelant :

— Vous voilà bien étonné ; vous vous attendiez que je dirais non. Vous ne me comprenez donc pas ? Je déteste M me Monfrin, et je n’aurai jamais pour son fils aucun sentiment qui ressemble à de l’amour. Nos âges se conviennent, paraît-il, nos fortunes se conviennent aussi ; il est très convenable, je tâcherai de l’être, et fasse le ciel que nous nous convenions ! Mais voulez-vous savoir le fond de l’affaire ?.. Je fais un mariage de dépit... Je me suis livrée ces jours-ci à de profondes méditations ; j’ai reconstruit toute cette histoire dans ma tête. Je suis convaincu que M. de Triguères m’aime autant qu’il est capable d’aimer. De deux choses l’une : ou bien il y a quelque part dans le monde quelque femme qui ne me vaut pas et qu’il n’a pas le courage de me sacrifier, ou bien au dernier moment, et cela me paraît plus probable, le mariage lui a fait peur et il s’est dit : « Ne nous pressons point, rien ne nous y oblige. Je suis sûr de son petit cœur, elle m’aime, et quand on m’aime, c’est pour toujours. Elle m’attendra. Je la retrouverai à l’heure qu’il me plaira, aussi éprise qu’aujourd’hui et prête à m’ accepter. » Eh bien, je veux lui donner une leçon ; je veux lui prouver que je ne suis pas la très humble esclave de ses caprices et de ses petites combinaisons, qu’on ne s’amuse pas d’une personne telle que moi. Quand il apprendra que j’épouse M. Monfrin, il sera désolé, furieux, blessé au vif dans son orgueil. Les Corses pensent avec raison que qui ne se venge pas est un lâche. Je veux me venger, et, au surplus, j’ai ouï dire que c’est le plaisir des dieux et des femmes.

— Et c’est à la puérile satisfaction de punir et de chagriner M. de Triguères, m’écriai-je, que vous sacrifiez votre bonheur, votre avenir ! Vous prenez la vie comme un jeu ; la vie est une chose sérieuse.

— Bah ! fit-elle, quand on est bon joueur et qu’on a perdu la première manche, on se console en se promettant de gagner la seconde.

J’employai vainement tout ce que je puis avoir de puissance persuasive à lui remontrer sa démence, à lui faire sentir la redoutable gravité de sa résolution, à la conjurer d’avoir pitié d’elle-même, à lui représenter que rien n’était encore fait, qu’il ne dépendait que d’elle de reprendre sa parole, de se donner au moins le temps de la réflexion, d’accepter le délai qu’on lui avait offert.