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LE SECRET DU PRÉCEPTEUR. 255

— Non, répétait-elle en faisant claquer ses doigts, ce qui est dit est dit, et honni soit qui s’en dédira !

Et comme je la menaçais d’aller trouver son père, de lui rapporter mot pour mot les aveux qu’elle venait de me faire :

— À quoi cela vous servira-t-il ? J’en serai quitte pour lui dire que ce mariage me plaît infiniment, que j’adore M. Monfrin et que je me suis moquée de vous.

XII.

M me Brogues n’avait pas perdu une minute, elle avait écrit dès le soir, et le lendemain, de bon matin, M me Isabelle eut la satisfaction d’apprendre le succès inattendu de son ambassade. Peu après, son fils arriva tout courant et respirant à peine ; il venait s’assurer qu’il ne rêvait pas, que c’était bien vrai, qu’il était depuis quelques heures le plus fortuné des hommes. Il avait, comme à son ordinaire, l’air grave et discret ; mais son regard pétillait de joie et son sourire exprimait l’ivresse d’une félicité inespérée. Afin que rien ne manquât à ma disgrâce, il me prit à part pour me remercier des bons offices que je lui avais rendus. J’eus dès lors le plaisir de le voir revenir tous les jours. Il n’avait qu’à se louer de l’accueil qu’on lui faisait. Sa future belle-mère le caressait beaucoup ; Sidonie, qui était entrée sans effort dans son rôle de belle-sœur, lui parlait sur un ton d’affectueuse familiarité et lui donnait de bons conseils. Elle témoignait à ces fiancés une douce et indulgente sympathie. Elle était sincèrement charmée que Monique eût fait un si bon choix. Les humbles mortelles doivent savoir se contenter de joies incomplètes et médiocres qui feraient le supplice d’un être d’exception, et je suis sûr qu’elle disait tacitement à son beau-lrère : « Vous avez, cher monsieur, deux titres à mon amitié ; vous l’épousez et vous ne m’épousez pas. » Fêté de tout le monde, M. Monfrin n’avait à Mon-Désir qu’un ennemi, dont la haineuse jalousie était condamnée à se taire, et je faisais bonne mine, moi aussi, à cet homme de bien, en qui je ne voyais plus qu’un forban, qui m’avait volé mon bonheur.

Je m’obstinais cependant à espérer qu’il surviendrait quelque accroc. Je me flattais que M me Monfrin ne se résignerait pas à sa défaite, qu’elle en appellerait, qu’elle ferait naître des difficultés, qu’elle réussirait à brouiller les cartes. Mais cette grande Anglaise, qui comptait beaucoup avec l’opinion et se piquait d’être absolument correcte dans sa conduite, n’était pas femme à reprendre une parole donnée ou à recourir aux petits manèges, aux petits artifices pour se tirer d’embarras. Si amère que lui parût la pilule, elle était résolue à l’avaler. Elle s’en consolait sans doute, en cha-