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LE SECRET DU PRÉCEPTEUR. 263

— Ah ! monsieur, murmura-t-elle, comme vous mériteriez qu’on vous trompât !

J’osai la regarder, et je crus apercevoir dans ses prunelles gris clair un scintillement étrange. Mais M. Brogues m’avait paru jouer dans cette affaire un rôle si pitoyable, que j’étais disposé à lui donner tous les torts, à me persuader que l’accusée sortait de son aventure blanche comme l’hermine.

Cependant, une heure plus tard, je fus tenté de n’en rien croire. Comme j’entrais au salon quelques minutes avant le dîner, je me ressouvins de la lettre mise en morceaux et brûlée, et ayant jeté les yeux sur la cheminée, où l’on n’avait pas fait de feu depuis la veille, je m’avisai qu’un de ces carrés de papier avait été épargné par la flambée de sarmens, qu’il avait glissé dans la cendre, qu’il n’était que roussi. Il pouvait tomber dans les mains d’un domestique. Je le ramassai, et avant de le détruire, j’y lus ces deux mots : « À demain ! » L’écriture, qui m’était inconnue, me parut une écriture d’homme. Mais, le jour suivant, M. Brogues m’apprit que la Chercheuse était venue le trouver spontanément, pour lui confesser qu’emporte par un désir de vengeance, elle avait menti, que M me Brogues, lorsqu’elle l’avait rencontrée, était seule avec son fusil et ses chiens.

Je ne savais plus que penser de ce cas ambigu, et je pris le parti de n’y plus penser du tout. J’avais en tète de bien autres soucis.

XIII.

« Elle s’est enfoncée, a dit un poète arabe, dans un recoin démon cœur si caché et si profond que jamais ni le vin, ni l’inquiétude, ni la joie n’en avaient su trouver l’entrée. » J’en pouvais dire autant, et je passai les deux semaines qui suivirent dans de continuelles alternatives de morne abattement et de révolte contre mon sort. Je me cherchais moi-même et je ne me trouvais plus ; je n’étais que l’ombre d’un homme ; quant au philosophe, je ne sais en vérité ce qu’il était devenu.

Par tempérament autant que par réflexion, je suis enclin au fatalisme et à croire que nous devons prendre le vent comme il souffle, les événemens comme ils viennent, que l’univers n’a pas été fait pour l’homme, que c’est à nous de nous accommoder à lui. Il ne me restait rien de cette sagesse passée dans mon sang. Je me considérais par instans comme la victime d’une odieuse machination : j’étais tombé dans une embûche, un mauvais génie m’avait arraché à ma studieuse et paisible existence d’autrefois, en m’attirant dans une maison où le malheur m’attendait. Je faisais