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264 REVUE DES DEUX MONDES.

cependant de violens efforts de volonté pour me distraire de mon chagrin et de mes folles rêveries. Je passais des journées presque entières dans ma chambre, le nez sur ma table à écrire, et je travaillais ou plutôt j’essayais de travailler. Mais il me semblait que les livres étalés autour de moi me regardaient avec des yeux morts, que l’ancien Tristan, celui qui se plaisait à les lire et dont ils étaient les amis les plus chers, les plus fidèles, était mort, lui aussi, qu’il n’y avait de réel, de vivant en moi qu’un cœur malade et sa blessure.

Je ne sortais de mes langueurs que pour entrer dans de violentes colères contre moi-même, je me reprochais amèrement ma lâcheté, mon indigne faiblesse. « Eh quoi ! pensais-je, je ne suis pas le premier venu, je passe pour un homme de quelque valeur, je sais beaucoup de choses, j’ai employé ma vie à cultiver ma raison, à philosopher, à méditer sur les grands problèmes, et, par quelque maléfice, une petite fille, en qui tout est discutable, jusqu’à sa figure, s’est emparée de tout mon être ! J’en suis comme possédé, je ne pense plus qu’à elle, je ne désire, je ne vois plus qu’elle dans l’univers. Eh ! qu’elle épouse qui elle voudra ! Le soleil s’en lèvera-t-il plus tard ? Elle est si petite, et le monde est si grand ! » Je m’imaginais par intervalles qu’à force de raisonner, je reprendrais possession de moi-même, que le fou guérirait. Et tout à coup cette petite fille passait sous ma fenêtre, j’entendais le bruit de son pas, le son de sa voix, je tressaillais d’épouvante, je me sentais plus malheureux, plus désespérément fou que jamais, et je disais à je ne sais qui : « Donne-la-moi, et je te tiens quitte du reste. Je suis un voyageur altéré, qui a découvert une source, et qui depuis deux ans la contemple sans qu’il lui soit permis d’y tremper ses lèvres. »

Je meurs de soif auprès de la fontaine !

Ce vieux vers, qui me revenait sans cesse à l’esprit, me racontait toute mon histoire.

Le lendemain de la signature du contrat et de l’exposition des cadeaux, et la veille du jour fatal, je passai l’après-midi à courir les bois, non dans la vaine espérance d’y trouver l’oubli, mais pour me reposer de mes chagrins en fatiguant mon corps. Je marchais depuis trois heures quand je rencontrai l’abbé Verlet, qui était allé voir un de ses confrères et retournait à Bussigny. Le temps était doux et sec. Nous nous assîmes dans l’herbe, au bord d’un fossé, lui sur un talus, moi sur l’autre, nous faisant face.

— C’est, lui dis-je, l’emblème de notre amitié. Il y a un fossé entre nous, mais il n’est pas assez large pour que nous ne puissions nous tendre la main.