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saient quelque effort pour parvenir à s’aimer, mais entre eux s’interposaient un passé de violences et de souffrances et le haineux souvenir de paroles et d’actes irréparables. Aussi bien continuaient-ils d’avoir l’un contre l’autre des griefs graves. Lorsqu’il voyait arriver à Rheinsberg le hussard qui lui apportait l’ordre de se rendre auprès du roi, et qui lui semblait une « préfiguration de la mort, » le prince se demandait en quelle humeur il trouverait son père, et s’il aurait affaire à une divinité bienfaisante ou à Jupiter foudroyant. Le plus souvent, il avait affaire à tous les deux. Le père se montrait d’abord aimable, affectueux même, et le fils se répandait en effusions d’amour filial, mais, brusquement, le vent sautait. Frédéric, accablé de plaisanteries et humilié par des sarcasmes, baissait la tête, exaspéré de ne pouvoir ni répliquer au maître, ni châtier de leur lâcheté les courtisans dont les visages approuvaient ces vilenies. À quoi bon, disait-il, chercher les raisons de choses qui n’en ont aucune autre qu’un caprice arbitraire mêlé d’une opiniâtreté contradictoire ? Résigné à voir en son père son plus cruel ennemi, il regrettait que sa qualité l’empêchât de quitter le service d’une couronne à laquelle il était destiné.

Le roi ne lui donnait pas de quoi vivre à Rheinsberg, et Frédéric, qui était le plus souvent sans un écu dans sa poche, criait misère à tout le monde. Comme un édit avait interdit en Prusse les prêts aux princes de la famille royale, il cherchait de l’argent au dehors. Son ami Suhm était alors ministre de Saxe à Saint-Pétersbourg. Frédéric continuait de correspondre avec lui, et l’on croirait, à les lire, qu’ils s’entretiennent encore de choses intellectuelles. Suhm lui envoie trois volumes de mémoires de l’académie de Pétersbourg ; le prince le remercie de lui avoir procuré ces documens, qui ont éclairé plusieurs points de l’histoire des lettres sur lesquels il était en dispute : les trois volumes étaient trois mille écus, et les points de l’histoire, c’était sa misère, il réclamait de nouveaux envois et se lamentait de ne les pas voir venir : « Comme les bons livres sont rares ! « Il stimulait le pauvre Suhm et lui soufflait des argumens : « Le roi est très mal, servez-vous de cet argument pour qu’on m’avance une bonne somme l’été prochain, car, assurément, si l’on veut m’obliger, il faudra se hâter ! » Il trouvait un malicieux plaisir à emprunter de l’argent à des étrangers, — son prêteur était Biren, le duc de Courlande, — parce que, s’il venait à mourir, le roi serait obligé de les rembourser, ce qui lui serait une occasion de verser au moins quelques larmes sincères.

Le roi était mécontent de toute la façon de vivre du prince. Il le laissait assez tranquille à Rheinsberg, où il ne le visita que deux