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criminels, » il lui eût reproché cette sottise avec l’habituel accompagnement d’injures, car il avait, lui, une théorie toute contraire, qu’il exposa un jour au ministre de France : « Il ne faut pas que les soldats aient de l’honneur ; cela est bon pour les officiers. Je fais grand cas d’une troupe que la seule crainte fait tenir en place. Je sais bien que vous ne pensez pas comme cela. Le Français n’est pas propre à cette discipline ; un soldat chez vous veut savoir où il va et pourquoi on l’y mène. Moi, je n’aime pas ces raisonneurs… » Mais Frédéric ne prenait pas son père pour confident de ses pensers de philosophe ; il se contentait de lui montrer aux revues de hautes recrues, qu’il appelait des argumens de six pieds, et la perfection de l’exactitude dans les maniemens d’armes et de la précision dans les mouvemens. Chaque année presque, le plus grand succès était pour le régiment du kronprinz. Une fois, le roi embrassa le prince devant la troupe, et la joie se répandit « depuis le cèdre jusqu’à l’hysope, depuis le chef jusqu’au dernier fifre. » S’il ne convenait pas de bonne grâce qu’il s’était trompé jadis en croyant qu’un roi comme Frédéric perdrait la Prusse, il le confessait à demi, quand il disait au vieux Dessau : « Mon fils sera un vaurien ou quelque chose de très bien. » Il savait au reste depuis longtemps que Frédéric avait de l’esprit, qu’il était fort habile et même retors, et pas tendre, et pas bon ; il pressentait qu’il serait un maître dur : « Quand je mourrai, dit-il un jour, on s’écriera : le voilà parti, ce vieux tourmenteur d’hommes ; mais celui qui vient après moi vous enverra tous au diable ; c’est tout ce que vous aurez de lui. » Et la pensée que ceux qui attendaient le nouveau règne pour faire la fête se trompaient lui était très douce. Les ressemblances entre son fils et lui, que l’entourage avait depuis longtemps remarquées, lui apparaissaient enfin. Un jour, dans un diner qui suivit les grandes revues de l’année 1739, devant la famille royale, les princes et les généraux, il félicita Fritz des soins qu’il s’était donnés pour embellir son régiment, et lui dit entre autres paroles flatteuses : « Il y a en toi un Frédéric-Guillaume, Es steckt ein Friedrich Wilhelm in Dir. »

Si bien que le père en venait à se convaincre que Fritz n’était pas le plus mauvais successeur que Dieu pût lui donner, pendant que Fritz avouait que son père était un prédécesseur très estimable. Mais précisément la relation de roi régnant à prince qui régnera empêchait la réconciliation définitive de ces deux hommes. Le prince prenait toutes les précautions imaginables pour dissimuler sa dangereuse qualité d’héritier. Même ses lettres intimes à Grumbkow, qu’il savait devoir rester absolument secrètes,